LA MEMOIRE DES ETRES DE JANINE SUCHET-ROUX, peintre

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Comme beaucoup d'artistes contemporains, Janine Suchet-Roux a passé sa vie à "oublier" la dé/formation qu'elle avait reçue des Beaux-Arts ! Bien lui en a pris, puisqu'elle a été capable de retrouver des gestes instinctifs, des compositions et des harmonies de couleurs extrêmement originales : ces trois affirmations pourraient, concernant un peintre, n'être que des truismes, si divers facteurs n'étaient venus interférer avec sa liberté créatrice : D'abord l'incompréhension conjugale qui, l'obligeant à travailler en cachette, a développé un sens aigu de l'humour, une volonté de fer de peindre malgré tout, et l'obligation, oeuvrant dans l'urgence, de trouver immédiatement les lignes essentielles ! Ensuite, un problème aux yeux qui l'a amenée à une cécité presque totale, de sorte que la créatrice, avec ce nouveau jeu de cache-cache et dans la mesure où elle n'a plus la domination totale de son travail, en est venue à des rythmes par omission, des formes de plus en plus primaires : elle a, en somme, trouvé son propre minimum pictural !

Ainsi, ne voyant presque plus les couleurs, travaille-t-elle désormais dans des tons très vifs, généralement des couleurs complémentaires, dont elle a la conscience instinctive ; comme si, sur son oeil fatigué, ces combinaisons faisaient davantage vibrer les couleurs, garantissaient la vie à l'oeuvre en gestation. Ayant depuis toujours élaboré longuement des fonds abstraits, elle aime par ailleurs reprendre de vieilles toiles, dont les plis et les accidents sont familiers à ses mains. Car, presque toujours, Janine Suchet-Roux délaisse ses couteaux pour éprouver au long de ses doigts le contact de la peinture ; poser sur les anciennes de nouvelles couches qui, à leur tour, resteront dans sa mémoire.

Le fond préparé, les taches préexistantes la guident pour créer les formes des personnages dont elle n'a que la sensation plongeante des pourtours ! Elle va, de ce fait, progresser jusqu'à ce que "sa" vision globale de l'oeuvre "lui suffise" ! Quelques ajouts décoratifs pour équilibrer le tableau, stabiliser les figures ; et le visiteur peut s'émerveiller de ce que, l'oeuvre terminée, le corps ou le visages soient parfaitement profilés, les yeux et le nez tout à fait à leur place ; les enlacements des Nus jaunes très évocateurs ; les Petits hommes qui marchent au pas "découpés" en ribambelles impeccables... dans de magnifiques harmonies de bleus et de rouges, d'ocres à l'infini ! Et qu'importe si l'artiste affirme n'avoir "pas voulu faire un visage", n'avoir fait que "peindre du blanc et par endroits évité de peindre" : le Masque est là, criant de vérité. Il faut bien alors penser que, de même que Beethoven sourd avait intégralement gardé la mémoire des sons, le peintre possède, intacte, la mémoire des formes, des proportions, et de l'espace : la vie de sa toile !

Rien ne l'empêche donc d'effectuer, comme naguère, des variations sur sa création : repartir dans ses Multitudes vers un primitivisme comparable à celui des grottes de Tbilissi ; ou au contraire vers de grandes orbes épaisses ceignant des couples amoureux ; un buste de jeune fille rêvant dans des ocres bruns tandis qu'une sorte de personnage diffus constitué d'amas de blancs imprécis, semble -tel Eole déchaîné- souffler dans ses cheveux. Ou encore vers la grande mobilité des Garçons du village à côté tournant le dos au spectateur pour s'en aller vers quelque aventure.

Vraiment, en plus de son indéniable talent, Janine Suchet-Roux est l'exemple parfait de ce qu'est capable d'accomplir un artiste, lorsque le taraude la volonté de créer ! Souhaitons donc à cette grande dame de la peinture, de continuer longtemps encore à proposer au monde, avec ses êtres vivants dans sa mémoire, son oeuvre naïve et fraîche, tendre et si volontaire ! Jeanine Rivais.

Hélas ! Janine Suchet-Roux a quitté avec le siècle, son monde et ses Petits hommes

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