par Jeanine Rivais.
FERNAND ROLLAND PLASTICIEN :
Dans la cuisine sombre, oubliée par le temps, où nulle main féminine ne frotte plus depuis longtemps les casseroles de cuivre pendues aux murs, ni les pots de grès de Puisaye qu'effleure la maigre lumière du soleil passant par deux petites fenêtres, Fernand Rolland est assis devant l'âtre, dans son fauteuil favori d'où pendent de très anciennes couvertures crochetées à la main. Le buste en avant, les deux mains appuyées sur sa canne, il parle à quelques familiers venus, à l'occasion d'une nouvelle exposition du CRAC, le saluer et déguster le vin chaud à la cannelle préparé par Jean-Louis Vetter.
C'est
de ce lieu archaïque et de la chambre attenante, baignés
dans l'aura intimiste du terroir, que sont partis -que partent-
depuis plus de 50 ans, quelques 15000 peintures, sculptures et
collages, des centaines de poèmes, autant de bons mots
taillés au coin du bon sens et de l'humour corrosif,
témoins d'une verve jamais démentie et d'un talent
multiforme que les années n'ont pas émoussé.
(Sans parler de la sensibilité qui a amené Fernand
Rolland à prodiguer ses encouragements à M'an Jeanne,
qui s'est mise à dessiner à 71 ans, et a
réalisé pendant les quatre courtes années
précédant sa mort, une oeuvre si pleine de
poésie et de fantasmagorie).
Fernand Rolland (l'homme-le poète-l'artiste) à qui, après des années difficiles, ont été offertes toutes les occasions de jouir de la célébrité accordée aux plus grands, à qui s'ouvrait la richesse subséquente à des expositions prestigieuses ; qui aurait pu plastronner en placardant sur ses murs les multiples attestations de Prix qui lui ont été décernés s'est blotti depuis la guerre dans son coin de Puisaye, se contentant -orgueil ou modestie, plutôt la seconde- de laisser venir à lui ceux qui admiraient son uvre et souhaitaient la promouvoir ; ceux, plus modestes, qu'elle a intrigués ou enchantés lors de leurs " rencontres " intermittentes avec elle.
Et qui, en cet automne 2001
se réjouissent de la belle et très importante
rétrospective que lui consacre à Auxerre le
Musée Saint-Germain : c'est là, enfin, l'occasion de "
voir " à loisir, côte à côte, un nombre
considérable d'uvres, grâce à cette
manifestation qui offre, sous les voûtes ancestrales de
l'abbaye, un itinéraire à la fois thématique et
chronologique de plus de 40 ans de travail et de réflexion sur
la création. Au gré de sa fantaisie, le visiteur
confronté à ce développement d'un imaginaire
aussi floribond, s'interroge : Fernand Rolland fut-il vraiment un
jour figuratif ? Ou, plutôt, fut-il jamais tout à fait
abstrait ? Car, en admirant ses jeux, ses rapports et ses rythmes de
couleurs douces et chaleureuses, surgit à
brûle-pourpoint cette impression que l'on éprouve
lorsque l'on se " sent " sur le point de retrouver un mot qui vous
échappe : celle d'être, sur chaque toile, " sur le point
de saisir " une forme signifiante, alors que tel n'était pas
le propos conscient du peintre et qu'il ne s'agit bien que de jeux,
de rapports et de rythmes ! Inversement, lorsque l'artiste se veut
à la limite du figuratif, de l'abstraction ou de la
non-figuration, il sait parfaitement organiser tous ces
éléments de sa création, fondre ici une guitare,
ailleurs une nature morte ou un personnage, les inclure dans ses
fragments coupés, collés, superposés
de
façon à susciter sur la toile une émotion si
intense qu'elle est forcément perçue par le visiteur.
Cependant, celui-ci a chaque fois l'intime conviction qu'elle ne
tient pas uniquement à l'identification d'un objet familier ;
mais qu'entrent en scène toutes les composantes, directement
appréhensibles ou en un second temps, faisant appel à
sa subjectivité. En somme, il est impossible de ne poser
qu'un
regard distrait sur ces uvres, il faut donner de soi pour les
pénétrer ! " L'abstraction, c'est un sentiment que
l'on éprouve dans notre subconscient ", écrit
Fernand Rolland. Et il le prouve par l'organisation / confrontation /
apposition de ses dé-formations, dé-compositions,
travail sur la lumière et les " matériaux ", tels ces
corps couverts/faits de " coussins " aux tissus moirés,
veloutés, ciselés dans de pellucides traces de peinture
ou au contraire grossièrement jetés en lourdes couches
de matière : ces collages / assemblages / peintures
parfois en relief (Imaginaires fossiles), qui sont à
l'évidence l'expression favorite de Fernand Rolland
Pourtant, dans des moments difficiles à vivre, il a
réalisé des uvres moins optimistes, en
particulier la série des Vux d'une autre rive : 36
dessins à l'encre noire, ou des personnages / taches flottent
lourdement sur les bords d'un fleuve (le Styx ?) comme des ombres
angoissantes sur fonds gris maculés de flagelles, taches,
graffiti
Images terribles et poignantes, sortes de Cauchemars
qui laissent penser que si leur auteur a décidé d' "
aller en riant vers ce lieu dont (il) ignore tout ", le chemin
qui l'y conduit a été parfois bien cahoteux
!
Contrepoint affectueux de ces moments tragiques, celui où, rendant hommage à l'imaginaire de M'an Jeanne, il se lance dans une série de dessins à la craie, très oniriques, où foisonnent petits couples à bicyclette (Les musiciens ambulants) ; garçon (ou fille, à cause des seins et de ce qui semble être une poupée) (La colère de l'enfant roux) ; avec pourtant, là, un regret du spectateur : dessinés sur fonds bleu-vif graffités de noir qui les rend durs, ils ont certes une grande beauté et une impressionnante charge de souvenirs, mais ils n'ont pas retrouvé (sans doute parce que leur auteur sait trop bien dessiner ?) l'innocence originelle, la chaleur et la bonhomie de ceux de la vieille dame qui glissait inconsciemment dans les siens, tant de psychologie.
Contrepoint encore, plus ludique malgré le sérieux de son propos, la série des " pots de confitures ", posés côte à côte sur des étagères comme dans les caves de naguère. Etranges mixtures faites de parties du corps de l'artiste (cheveux, sang séché ) et de son esprit (poèmes déchirés, triturés, chiffonnés, fragments de peintures ), le tout baignant dans des liquides (eaux colorées, produits à vaisselle ) dont les translucidités captent la lumière et prennent les reflets gourmands des véritables confitures qu'il faisait bon étendre sur des tartines !
Et
les " boîtes " où, à l'instar de tous les
créateurs d'Art-récup', Fernand Rolland témoigne
du plaisir obsessionnel du glaneur collectant les objets les plus
familiers comme les plus hétéroclites (tromblon,
boîtes de sardines, papillons, moulages de pieds, lunettes,
etc.) rejetés par autrui ; de les assembler, effectuer des
rapprochements inattendus ou audacieux ; conférer à ses
" pièces montées " (au sens littéral), à
ce Trésor de l'enfant pauvre, une beauté
surannée, un humour et une étrangeté très
provocateurs. Et sans doute, faut-il rapprocher de ces " boîtes
", le " tableau " des Lapines aux mâles où,
derrière une vieille porte de clapier grillagée, se
mêlent humour et tendresse : humour, cette page
déchirée d'un calendrier sur laquelle quelqu'un (sans
doute M'an Jeanne dont la photographie de son bon visage ridé
se retrouve sur le tableau proche, coincé entre de vieilles
planches) avait méticuleusement inscrit les dates où
ses lapines "étaient allées " au mâle ; tendresse
(mais pas seulement, vague ironie, aussi, à propos des tabous
sous-jacents), pour cette jeune fille prisonnière
derrière un grillage serré, l'air d'une Menine
peut-être, d'une rosière assurément, tenant
à deux mains une très symbolique rose carminée
!
Après les sculptures à connotation sérieuses, raides, faites de bois ou de cailloux collés, anthropomorphes ou animalières (Personnage I, Le Minotaure, Elévations ) que Fernand Rolland désire appeler " des reliefs ", la visite s'achève sur un franc éclat de rire, avec La série des machines à ne rien faire où les titres, Détecteur d'orgasme silencieux (phallus allongé sur une table d'opération) ; Gratteuse pour démangeaisons sous-cutanées confirment finalement que, quelle que soit sa destination finale, l'artiste y va bien en riant !
Une très belle exposition. Une rétrospective grandiose et fidèle. Un hommage intelligent et sensible, à celui qui écrivit : " De la cave au grenier de ma vie, j'ai entassé de nombreux projets. Beaucoup n'ont jamais vu le jour. D'autres ont été plus ou moins dépoussiérés. Ils sont tous à l'origine de mes modestes démarches ".
Musée Saint-Germain. AUXERRE.
En permanence : Centre Régional d'Art Contemporain, Château du Tremblay 89520 FONTENOY.
FERNAND ROLLAND POETE :
Telle une pierre qui, à l'état brut, est extraite de sa gangue et s'avère être une gemme, la poésie de Fernand Rolland a peu à peu été sertie par un nielleur de grande richesse créatrice ! Au cours de près de trois-quarts de siècle (puisque l'auteur a écrit ses premiers poèmes à 13 ans), elle s'est affinée, a développé comme une mélodie, son lyrisme et son sens si personnel de la narration, son goût du beau vers scandé comme un alexandrin, toutes gourmandises qui font de son écriture une poésie à la mode de jadis, mais dans laquelle il a su néanmoins ménager des silences, des émotions haletantes, des jeux de questions et de réponses, des temps d'évasion du réel vers l'imaginaire qui la rendent intemporelle, partant universelle ! Compagne, donc, de la première heure jusqu'à l'éternité, de Fernand Rolland.
Une compagne arrachée à la souffrance, lorsque " ruiné par une stupide maladie, (il a, dans la poésie) trouvé cette authentique féerie, ce monde réservé qu'elle fait surgir en éveillant une émotion secrète difficile à définir ". Mais les temps sont durs, à cette époque, car seule sa poésie patoisante (" Cheu nous l'l'avouée est juste derrière l'église / Les bounes femmes y lavent à yeu guise ") trouve un éditeur ! Pourtant, sans se décourager, l'auteur enchaîne chansons, pièces de théâtre, nouvelles, romans et comme sourd l'eau de la source, de courts poèmes qui " sont, en quelque sorte, (ses) prières " A cette époque-là, cédant à l'attrait du " vers classique ", " volontairement, (il s'égare) en cherchant avant tout le commercial ". Plusieurs plaquettes se succèdent (Ombres et réalités, Le cabaret du rêve, Le plus et le moins, L'étrave de chair ) jusqu'à ce qu'à bout d'amertume et de désespérance, il décide de faire fi de la richesse, et publie en 1957, Feu de solitude, dans lequel il rend hommage à la Poésie : " Combien de fois me suis-je arrêté / Pour t'attendre alors que tu me devançais ? / Et ta voix m'appelait : -Tu viens ? " (Monte, o mon chant, à mes lèvres).
Progressivement,
son imaginaire, son champ poétique se diversifient. Il se
libère des vers classiques, le ton devient plus personnel,
plus authentiquement ému, plus spontané (sans que
jamais l'intense travail sous-jacent disparaisse) : Fernand Rolland a
trouvé SA musique. (" Un grand lit de bonheur, / Un grand
lit de souffrance avec de longs rideaux
/ Un lit fait pour
dormir / où je ne dormais pas : un lit pour amoureux où
je m'ennuyais seul
") (Bois de lit. 1960)
En 1963, Le Prix François Villon récompense " Le Cur Photographe " (" Le voyageur infatigable, sous le drap renouvelé des narcisses, a trouvé un sommeil à la taille de ses épaules " (Un autre dormeur du Val).
Et puis, un long silence, comme si le poète, lui aussi, s'était endormi ! Mais non, il s'est seulement donné du temps Pour retrouver une certaine sérénité, malgré sa quête difficile de la relation entre l'homme et l'univers : " L'oiseau encercle de très haut / Le point fixe de son désir terrestre : L'homme ne peut que regarder l'inaccessible " ( Les matins nus). Près de dix ans, encore. Il est depuis bien longtemps niché dans la Puisaye. Il s'est rapproché du petit peuple qui l'entoure, se préoccupe du quotidien, de la vie et du travail dans cette région boisée et peu riche : " Dans les champs mal aimés, les plantes et les pierres / attendaient la pluie et le travail des hommes " (Au village. 1981). En 1988, paraît son dernier recueil jusqu'à la fin du siècle : Evidences, qui est un long chant de désespoir, un cri de solitude et d'attentes déçues : " En sa retraite, / le solitaire mesure le monde. / Chaque geste est démesuré / chaque larme est une mer intérieure / prisonnière des sables désaltérés ". Il y retrouve son goût des secrets de la nature, revient vers son enfance, vers le souvenir de sa grand-mère qui l'avait enchantée, " Ma grand-mère de toute douceur / n'avait plus rien à demander. / Elle connaissait le secret des rouilles / dans la plainte des vieilles serrures / la naissance et la mort dans le langage des simples ". Désormais, chaque nouveau recueil restera à l'état de manuscrit, exemplaire unique illustré de ses peintures
Il est donc bien que, parallèlement à la magnifique exposition-hommage qui lui est consacrée, le Musée Saint-Germain d'Auxerre ait édité un somptueux ouvrage intitulé " Mariage de déraison ". Une longue suite de poèmes sans titres, comme si au fond, il n'y en avait qu'un, au cours duquel le poète revivrait sa vie, à l'image du cours des ans qui pèsent sur son front. Le cours d'une vie au terme de laquelle il se retrouverait " à pas traînés, sur le dernier chemin " ; dont les paroles seraient désormais celles " d'un vieux bonimenteur / qui veut vendre du vent à des moulins sans ailes " ; dont les amours naguère " parfum dans celui des jasmins " ne seraient plus que tardifs fantasmes où il ne retrouve que l' " empreinte d'un baiser / et ce flocon de neige pour (se) désaltérer / si la fièvre d'aimer consume (sa) passion " Une vie où défilent les deuils accomplis pour ceux avec qui " il faut renouer nos mains à l'heure de l'adieu / / puis partir sans papiers vers une autre naissance " ; les espérances malgré tout, car " sous l'écorce de l'arbre et celle de (son) âge / le compas de l'aubier trace de nouveaux cercles ". Une vie de " projets ébréchés, (de) désirs scellés " Une sorte de bilan, en somme, où subsiste, à l'entrée d' " une tiède vieillesse ", la rémanence de chaque instant vécu.
Souhaitons à Fernand Rolland de feuilleter longtemps encore ce grand livre qu'il a ouvert il y a si longtemps et si bien illustré, avant de " rencontrer sur (son) chemin / cette femme sans âge qui vous prend par la main / lorsque le crépuscule efface l'origine / d'une mélancolie voisine du sommeil ". Nul doute qu'alors, mais alors seulement, l'homme-le poète-l'artiste, parvenus au terme d'une uvre tellement prolifique et d'une existence si bien remplie, seront prêts à " cheminer en riant, vers ce lieu dont ils ignorent tout ", vers cette " morte saison " à qui Fernand Rolland " signe un chèque en blanc / qu'endossera la mort juste au moment choisi ".
FernandROLLAND : MARIAGE DE DERAISON : Editions Musée d'Art et d'Histoire d'Auxerre (Yonne). 144 pages. 150FF.