ENTRETIEN DE Jeanine Rivais avec MAURICE RAPIN.
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Jeanine
Rivais : Maurice Rapin, racontez-nous ce que vous avez vécu,
depuis bien des années, en tant qu'artiste, mais aussi,
pourrait-on dire, en tant que militant de la figuration ?
Maurice Rapin : Un témoin est valable en raison de la situation historique dans laquelle il se trouve ; et celle-ci ne dépend pas de lui : ainsi, ai-je été lycéen durant l'occupation allemande. Quant à la prise de pouvoir de l'art abstrait, elle a eu lieu en 1943, et c'est cette même année que paraît le texte " Fautrier l'enragé ", alors que les Allemands étaient toujours présents. A partir de cette date, a déferlé une civilisation extrêmement violente, en corrélation avec les destructions provoquées par la guerre ; et par la suite, il n'a plus été possible d'en sortir.
Personnellement, je peins depuis toujours, et j'avais dès le début une très forte vocation de peintre. Mais je me suis vite rendu compte que je n'avais aucune possibilité de me définir dans la figuration, dans le contexte historique qui m'était offert. C'est pourquoi je me suis dirigé vers les Sciences naturelles, où je pensais pouvoir trouver le centre même du phénomène figuratif. De fait, dans le cadre du Certificat de Botanique enseigné à la Sorbonne, un enseignement de dessin scientifique était donné par un grand savant, Roger Buvat, actuellement membre de l'Académie des Sciences. Au cours de ces séances, nous apprenions à dessiner vite et bien, de manière normalisée, Roger Buvat corrigeant immédiatement nos travaux de façon d'autant plus sérieuse que les notes obtenues comptaient pour l'examen.
J. R. : C'était, en somme, l'équivalent scientifique des Beaux-Arts ?
M.
R. : Exactement. Avec cette différence, toutefois, que nos
dessins visaient à l'exactitude absolue, puisque l'absence de
la figuration d'un poil, par exemple, dans le dessin d'une plante,
était sanctionnée par une mauvaise note !
J'ajouterai que cette activité a été pour moi, également, un moyen de gagner ma vie le plus vite possible : dans l'immédiat après-guerre, la misère était partout en France. Mes parents arrivaient difficilement à joindre les deux bouts. D'où la nécessité pour moi de parvenir très vite à être indépendant.
D'autant que, même si j'aimais beaucoup mes parents ; même s'ils étaient des gens pittoresques et très recommandables politiquement, ils étaient bourrés de préjugés scientistes, car mon père souffrait beaucoup de ne pas être ingénieur, et il avait reporté sur moi ses désirs d'homologation sociale.
J. R. : Mais à cette époque-là, vous sortiez juste de l'adolescence !
M. R. : Oui, mais les choses se faisaient alors rapidement. A vingt ans, j'étais licencié es Sciences. J'ai obtenu une bourse du Laboratoire de Biologie marine de Roscoff, ce qui m'a permis de subvenir à mes besoins. Il me semblait alors illicite de vouloir être " un peintre de plus " ; alors que la pratique des sciences, même à l'échelon modeste qui était le mien, me semblait très exaltante. J'ajouterai que mon travail scientifique a été facilité par ma biographie : j'avais, à l'âge de quinze ans, fréquenté au Bureau universitaire des Statistiques, les résistants de l' " Université libre ", parmi lesquels se trouvait mon futur professeur, Marcel Prenant. Celui-ci était un scientifique de premier plan, un être merveilleux. Comme je m'étais un peu spécialisé dans les sciences de la signification, et que je connaissais bien les écrits de Charles Sanders Pierce, de Gottlib Frege, et surtout les algèbres de Boole (mon père était un théoricien des machines-outils), élèves et professeurs me fréquentaient beaucoup, ces derniers écrivant de nombreux articles sur le sujet " Science prolétarienne / Science bourgeoise ". A la faculté des sciences de Paris, ce débat a été brûlant d 1948 à 1957 ; mais en URSS, il s'est poursuivi jusqu'en février 1965. Un peu effrayé par ce grabuge, j'ai pris un poste de professeur de sciences naturelles au Lycée Carnot. Là, j'ai eu la joie de dessiner en grand format au tableau noir Mais, ce faisant, ma vocation picturale est réapparue très impérativement !
J'ai
commencé à m'intéresser à la situation
picturale, mais l'immobilisme était alors aussi puissant
qu'aujourd'hui ; sauf que la présence de peintres qui avaient
marqué le début du siècle, comme Matisse et
Picasso, donnait une impression de grandeur qui ne correspondait pas
du tout à la réalité. C'est dans ces
circonstances, que j'ai découvert l'uvre de René
Magritte, entourée de toute une littérature
spécifique de haut niveau. Des auteurs comme Camille Goemans,
Louis Scutenaire
étaient déjà de grands
écrivains, mais ils avaient focalisé une part
importante de leur activité à la description de la
personnalité de Magritte. Ils étaient très
attachés à la thèse de la " construction de
l'Homme nouveau " ; et ils annonçaient l'irruption prochaine
de sentiments nouveaux, de joies nouvelles, d'images jamais vues. Ces
thèses étaient d'ailleurs très amusantes :
ainsi, Magritte prévoyait-il que l' " Homme nouveau " serait
doté d'autant de sexes différents qu'il y a de jours
dans l'année. Il donnait l'impression d'être un " jeune
peintre " jouant et s'amusant énormément à
publier des manifestes très révolutionnaires
Par
contre, j'étais très déçu par le
Surréalisme d'après-guerre, où son influence
était peu sensible.
J. R. : Est-ce pour cela que vous avez rejeté le Surréalisme ? Parce qu'il vous paraissait trop sectaire ?
M. R. : Non, ce n'est pas le sectarisme qui m'a rebuté ; mais le caractère désuet de cette littérature surannée qui ne me concernait en rien.
J. R. : Magritte entre donc de plain-pied dans votre vie !
M. R. : Oui, et pour longtemps.
J.
R. : Revenons à vous. Nous en étions restés au
moment où vous dessiniez au tableau noir
disons la fleur
pour la fleur
M. R. : Non, ce n'était pas la fleur pour la fleur ! En science, derrière tout dessin, il y a une théorie. A force de théorie, je suis arrivé à ma peinture.
J. R. : Comment êtes-vous passé de l'une à l'autre ?
M. R. : A beaucoup d'égards, je n'y suis pas encore arrivé. C'est une histoire très longue, et qui dure toute la vie Pour peindre et pour produire, il faut beaucoup d'espace, beaucoup d'argent, une très grande forme physique, toutes choses que je n'avais pas alors.
En 1952, alors que j'étais déjà professeur, j'ai eu quinze jours de vacances. Sans rien dire à mes parents qui n'auraient pas toléré le moindre engagement artistique, j'ai loué un local ; et j'ai peint douze tableaux. C'est avec ces douze tableaux que j'ai fait ma " carrière " pendant une dizaine d'années !
J. R. : Que deviennent ces tableaux ? Et comment leur avez-vous " échappé " ?
M. R. : Les peintres contestataires sont rares ! A un moment donné, le bruit s'est répandu de l'existence de ces tableaux. Il est parvenu jusqu'à Simone Collinet qui possédait une galerie. Elle était une ancienne épouse d'André Breton. Elle m'a contacté, et je suis entré sans le savoir et sans le vouloir, dans le groupe d'André Breton. Lui aussi avait une galerie, baptisée par Jean-Pierre Duprey, " A l'Etoile Scellée ". Me retrouver à la table d'un rigolo comme Breton a été pour moi, une épreuve terrible. Tout ce que l'on peut imaginer est au-dessous des souffrances et des humiliations qu'infligeait, quotidiennement, ce personnage atroce !
J.
R. : Comment a-t-il réagi devant vos douze tableaux
?
M. R. : Très admirativement. Il était un flatteur de premier ordre. Imaginez le jeune homme que j'étais alors, à la tête de douze tableaux s'affirmant complètement hors des sentiers battus, pour lesquels il reçoit les dithyrambes d'un personnage aussi célèbre qu'André Breton ! Au début, j'étais prêt à tout admettre ; d'autant qu'en un clin d'il, ma carrière était lancée ! Du jour au lendemain, j'ai été connu dans le monde entier, le groupe de Breton fonctionnant parfaitement comme entreprise de publicité !
Par ailleurs, j'ai rencontré dans ce groupe Mirabelle Dors ; et ce fut entre nous immédiatement merveilleux. Mirabelle m'a pris en main, et nous avons sans relâche collaboré à des textes, des uvres, des expositions
Le destin de ces douze tableaux m'a
convaincu que je pouvais faire de la grande peinture ; et je me suis
mis à peindre dans des formats variables selon les locaux dont
je disposais. Ma carrière est, je crois, tout à
fait bizarre ! Elle démarrait, en tout cas, de façon
foudroyante
Mais n'oublions pas Breton qui gesticulait dans tous les sens ! Nous étions tous très effrayés ! Mirabelle était morte de peur ! Alors, un jour, nous nous sommes rebellés ! En représailles, Breton a quitté la galerie " A l'Etoile Scellée ", tandis que Jean-Pierre Duprey, Mirabelle est moi y sommes restés. C'était notre première rébellion ; mais vraiment il avait exagéré !
Commença alors une période où c'était Breton, en fait, qui était en rébellion : il avait abandonné le label " Surréalisme " pour s'associer au " Manifeste du Tachisme ". Mirabelle et moi nous sommes alors engouffrés dans le Surréalisme. Nous avons publié des textes surréalistes, pour la grande joie de Magritte qui nous a rejoints très vite, ainsi que Clovis Trouille et beaucoup d'autres. Cette expérience a connu un grand succès ; et a duré jusqu'en 1978, où nous avons mis fin à nos publications pour créer Figuration Critique.
J. R. : Soyez plus précis sur l'aspect polémique de votre action. Comment cette polémique se situe-t-elle dans les faits, dans l'histoire de l'art ?
M. R. : Les polémiques autour des labels sont les équivalents modernes des romans de cape et d'épée. L'histoire de l'art est tributaire des labels et non l'inverse ; car ils figurent des concepts et des notions qui découpent l'histoire en séquences.
Nous avons écrit de nombreux tracts, publié des livres, organisé des expositions
J. R. : Ces expositions défendaient la figuration, dans une période où elle était grandement mise à l'écart. Comment étaient-elles perçues ?
M.
R. : Mais la façon dont elles étaient perçues
n'était et n'est toujours pas notre problème ! Le
caractère " social " d'une manifestation ne nous concerne pas
! Le seul problème qui nous intéresse, c'est celui
d'une personne qui se définit par un label.
Naturellement, nous avons fait des tableaux, des sculptures, nous avons eu des collectionneurs, ce qui nous a permis de vivre au-dessus de nos moyens et de financer nos publications. Nous, artistes à label, sommes plus proches des hommes politiques que de l'artiste qui fait un tableau et l'expose dans une échoppe !
Attirer l'attention de Magritte et collaborer avec lui est pour notre propre histoire plus important que d'avoir peint 500 millions de tableaux de pacotille ! A la mort de Magritte, le label surréaliste est très vite devenu une ruine. Pour sortir de cette situation, nous sommes allés vous chercher, Yak Rivais et vous. Et nous avons fondé Figuration Critique. Là encore, le label a la prédominance sur l'uvre possible. Comme le disait Scutenaire : " Les tableaux ont été pendus. Ils l'avaient bien mérité ! "
J. R. : Quittons les problèmes généraux, même s'ils sont votre priorité ; parlez-vous des étapes de votre création puisqu'elles sont liées à l'interaction entre l'art abstrait officiel et votre action marginale dans le domaine figuratif. Parce que votre cohabitation n'a pas été " gentille "
M. R. : Il est certain que pour l'historien futur, il sera passionnant d'examiner la façon dont ces labels se sont générés les uns les autres grâce à l'action de quelques mousquetaires bondissant du fin fond de l'espace et hurlant des choses étranges ! Il nous a fallu beaucoup de persévérance pour continuer d'uvrer jusqu'à la réussite de Figuration Critique qui a débuté horriblement. Les trois premières années du Salon ont été les pires de ma vie ! Les difficultés à vaincre étaient terrifiantes. Maintenant, tout va bien, car les visiteurs sont nombreux, même en dehors des vernissages. Il paraît qu'une telle audience est chose rare.
"Maurice Rapin et Jeanine Rivais, au Salon Figuration Critique de Mons (Belgique)"
En fait, de même que la symétrie engendre l'anti-symétrie, dans notre marginalité les officiels nous étaient nécessaires. Ils le sont toujours, car il est bien évident que, même si je devenais officiel, il me serait impossible d'exécuter les colonnes de Buren !
J. R. : Vous venez de jouer les historiens, essayez de jouer les prophètes : considérant que dans dix ans, nous célébrerons l'an 2000, comment envisagez-vous l'art du XXIe siècle ?
M. R. : Je pense que la situation actuelle va durer très longtemps, parce que la période de l'abstraction a énormément construit. Nous avons subi une véritable civilisation de la non-figuration ; représentée non seulement en peinture, mais surtout en architecture, en sculpture, en musique, en littérature, en cuisine et même dans la mode vestimentaire.
Par contre, j'estime que les problèmes de labels seront très importants au XXIe siècle puisque, à partir d'eux, une certaine autonomie sera disponible pour les non-conformistes. D'autre part, je ne sais pas du tout quel sera le sens de l'action politique au prochain siècle. Si je souhaite profondément la survivance de l'originalité, de la différence, par contre ce qui me semble souhaitable, c'est la mondialisation, une sorte d'unification universelle de l'ensemble des populations. On a pu se rendre compte, notamment à Figuration Critique où le milieu est très cosmopolite, que les différences entre ethnies sont faibles. La réalisation d'une certaine homogénéité de l'espèce humaine me semble être un bon projet ; surtout si l'on se souvient de la puissance poétique inhérente à la thèse de l' " Homme nouveau " magrittien de naguère.
J. R. : Nous touchons là à un problème qui me concerne profondément : celui de l'artiste face à ses racines. Je trouve regrettable qu'un créateur les nie pour se lancer dans une création " à la mode " ! C'est trop souvent le cas en Corée d'où je rentre*, des Pays de l'Est en train de singer l'Occident... En accentuant comme vous le proposez l'assimilation ethnique, l'art ne risque-t-il pas de tomber dans une sorte de marigot encore plus insipide que celui existant actuellement ?
M. R. : S'il y a mondialisation, il y a acculturation. Nous, Français, avons depuis longtemps perdu nos racines. Nous avions un art populaire extrêmement beau, contemporain de l'âge rural, et de plus en plus oublié à mesure de l'évolution de l'âge industriel. Il a été littéralement exterminé, peut-être plus définitivement que l'art des tribus amazoniennes ? Et j'en reviens aux labels que j'évoquais tout à l'heure : fonctionnant de manière autonome, ils pourront faire vivre des particularismes qui auront dès lors une très grande valeur " écologique " parce que protectrice des désirs et du savoir-faire de chacun. D'où l'importance de leur rôle de témoignages.
J. R. : Figuration Critique est devenu une figure de proue de la vie picturale contemporaine : Au cours des siècles, nous sommes passés de la ruelle de quelques dames cultivées aux galeries, puis aux salons : Pensez-vous que ces salons survivront encore longtemps ?
M. R. : Les labels s'usent. Il est certain qu'à un certain moment, même Figuration Critique sera usé et devra être remplacé par un autre concept. C'est l'intérêt de l'histoire de l'art, de montrer qu'aucune forme d'art (même sublime) ne peut durer au-delà d'un certain laps de temps. L'art servant à sectionner la durée qui est fondamentalement discontinue au regard de l'intérêt qu'il provoque. Par exemple, en 1954, le " Manifeste du Tachisme " a clôturé une période de dix années (1944-1954) qui reproduisait les modes de communication de l'avant-guerre : radio, presse, édition, cinéma, réunions de cafés. Aujourd'hui, nous sommes soumis à un mode de communication dominant : la télévision. Elle dispose de ses propres intervenants : les gens du spectacle qui, dans certains cas atteignent un degré très élevé de perfection. Comme cette perfection ne nous est pas accessible, nous sommes dans l'obligation, en tant qu'artistes, de labelliser notre action. Celle-ci est à son apogée dans les salons qui, montrant " l'art en vrac ", donnent une haute idée des uvres qui se distinguent de la multitude. Les salons ont aussi le mérite d'évaluer les changements qui ont eu lieu récemment quant au statut social de l'artiste. Celui-ci est devenu un intervenant parfois décisif dans des domaines où il était autrefois impensable qu'il ait la moindre autorité : pour ne prendre que trois exemples, René Magritte est intervenu magistralement en grammaire et en logique ; Maurits Escher a montré que l'espace de Riemann était un espace où les grands cercles d'une sphère sont des droites ; Figuration Critique est intervenu d'une manière originale en mathématique sociale et a produit des textes nécessaires sur la forme, la numération. L'art, en perdant sa spécificité, a augmenté considérablement le crédit et l'influence de l'artiste qui sera, à n'en pas douter, un personnage majeur dans les temps à venir.
Entretien réalisé en décembre 1991, au domicile de Maurice Rapin, à Vélizy.
(Des extraits de cet entretien ont été publiés dans les " Cahiers de la peinture " N° 268.)
Exemples de pamphlets qui jalonnèrent la vie de Maurice rapin et Mirabelle Dors.
Voir également Dossiers DORS RAPIN (rubrique Art contemporain) et DORS (rubriques Art contemporain, et entretien)
Voir également la page de "TEMOIGNAGES SURGIS DU PASSE". Rubrique Témoignages-souvenirs.et t HOMMAGE A DEUX MARGINAUX DE L'ART :MIRABELLE DORS ET MAURICE RAPIN : Le Cri d'Os N° 33/34 de 2001.