LE CRI AU MONDE DE PETRA

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Lorsque la vie se fait trop dure, que le monde va trop mal, certains artistes qui s'y sont investis n'en peuvent plus et jettent alors leur souffrance sur la toile ou dans la terre. Tel est le cas de Petra. (Ne faudrait-il pas, d'ailleurs, a priori, voir une difficulté à se situer dans ce monde, dans le fait que cette artiste N'A qu'un prénom, PAS de nom de famille ?)

Toujours est-il que son œuvre n'est qu'un long cri douloureux, une image à la fois lucide et impitoyable de la condition humaine ; et peu d'artistes se sont concentrés à ce point sur le sujet. Chaque œuvre témoigne que Petra aspire à une interpénétration psychologique. Que, quoique n'en pouvant montrer que l'" extérieur ", elle cherche dans la physionomie, les gestes, et par la façon d'appliquer la peinture, à conférer une expression picturale à l'état intérieur de ses modèles.

Certes, Pétra est sculpteur, mais il est très vite évident que ses sculptures sont le contrepoint de ses peintures. Qu'elles sont les ossatures, les charpentes des personnages qu'elle met en scène sur la toile. Que leur dynamique atteste de la vie. Mais que leurs corps déchiquetés, vides, leur dépouillement, leurs linéarités disent le mal existentiel de ces êtres ; en même temps que les lambeaux résiduels dont ils sont constitués confirment qu'ils ont été saisis à l'ultime moment où presque désincarnés déjà, ils s'élançaient ; mais où la mort les a figés pour l'éternité. Qu'encore présents, ils sont déjà disparus.

Par opposition, les corps peints sont extrêmement " pleins ". Comme si, une fois posé le principe de leur existence, l'artiste avait besoin de cette surabondance de matière pour dire leur souffrance, les aider au moment de ce passage vers la mort.

Car une autre évidence s'impose : que, seuls, intéressent Petra le corps et l'humain. Sans aucun contexte signifiant qui en détournerait l'attention. Les rattacherait à la terre… Bien sûr, quand la douleur se fait trop forte, elle ajoute des signes explicites, SOS, croix, sigles du sida… rendant alors plus directement lisibles son militantisme, son indignation, sa propre souffrance. Mais ce symbolisme sans ambiguïté apporte-t-il vraiment plus de force à son " dit " ? Il semble bien que non. Que, lorsque ses œuvres se présentent comme une sorte de démonstration épouvantée, elles sont infiniment plus puissantes. Car toute l'œuvre de Petra suggère qu'il est dans la nature humaine de se ronger, de se détruire, de rêver à soi jusqu'à ce que le corps en soit si gravement affecté qu'il parvient à une inexorable décomposition. C'est cet ultime moment qu'elle saisit ; celui où l'individu est parvenu à une non-vie ; où, psychologiquement, il refuse sa mort ; laquelle l'entraîne néanmoins.

Et ce sont alors personnages entassés comme dans des charniers ; tordus de douleur ; tellement écrasés qu'il devient difficile d'en discerner les différentes parties. Plus rien d'humain ne subsiste alors, sauf les yeux clos, introvertis, fermés sur leur peur, ou vides, quasi-inexistants ; les plis des visages triangulaires aux os saillants sous la peau parcheminée ; les bouches hurlant leur désarroi. Et cependant, comme par une volonté rédhibitoire de les empêcher de franchir les limites vers l'ensuite, Petra qui élude ici un dos, là une épaule, ailleurs un membre… place inconsciemment ses personnages en position fœtale, comme si leur destin était de renaître. Et, de façon récurrente, elle reproduit des mains aux proportions exagérées, accentuant ce faisant leur signification, la puissance avec laquelle elles se crispent et s'agrippent à un reste de vie ; et portent à son paroxysme la tension nerveuse des tableaux.

Tout cela rendu à gribouillis rageurs, grandes plages de peintures aux couleurs complémentaires ou violemment antithétiques qui se chevauchent ou se contrarient; coulures granuleuses semblables à celles de bougies qui auraient longuement fondu ; projections et lourds amas de matière dont les décompositions brutalement colorées relèvent du célèbre " dripping " de Jackson Pollock. Mais il va de soi que la motivation est autre ; qu'elles dégoulinent pour remémorer au spectateur la délitescence de l'esprit au fil de la vie, la dérive vers la mort de l'individu, l'impossibilité de retenir, ne serait-ce qu'un instant, le passage du temps, subséquemment le sien.

Ainsi, par ses déformations outrées, par la touche picturale et le choix des couleurs, par les contrastes entre les apports dramatiques et les espaces sulfureux, par les mouvements violents et arythmiques qui, bien qu'aux frontières de la mort, communiquent à la surface du tableau un mouvement agité, les créations de Petra retrouvent-elles l'utilisation artistique des formes du langage des Expressionnistes ; s'inscrivant dans le droit fil de tous les Expressionnistes picturaux. Comment, face à une telle œuvre, terrifiée et terrifiante ne pas voir en cette artiste qui s'est sauvée grâce à elle, la coloriste du désespoir ; celle à qui, face à la mort, ne reste que ce grand cri pictural ?

Jeanine Rivais.

Ce texte a été publié dans le bulletin de l'association les amis de François ozenda.

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