LOUIS GUILLAUME AU QUOTIDIEN

Entretien de Jeanine Rivais avec Lazarine Bergeret.

*****

Jeanine Rivais : Lazarine Bergeret, comment votre beau-père, Louis Guillaume, est-il arrivé à Bréhat, chez sa grand-mère, lui qui, entre autres souvenirs, écrivait:

Je revois la masure et ses vieux murs tremblants

Son humble toit de chaume,

L'aïeule en coiffe blanche et ses chers cheveux blancs

Chevrotant quelque psaume... (Mam-Goz) (1)

Lazarine Bergeret : Louis Guillaume n'a porté ce nom qu'à plus de vingt ans, lorsque son père l'a officiellement reconnu. Il est arrivé à Bréhat à l'âge de sept jours, confié par sa mère, Angelina Clais, à sa grand-mère maternelle. Il est né à Paris le 18 décembre 1907. Il est donc arrivé à Noël dans l'île de Bréhat. Il est mort également un jour de Noël.

L'île de Bréhat n'était bien sûr pas construite comme maintenant, et le Port Clos n'abritait que des bateaux à voiles.

 

J. R. : Quel enfant avait-il conscience d'avoir été? Quelle influence a pu avoir sur lui sa grand- mère?

L. B. : C'était un petit garçon discret, très secret même, très solitaire. Imaginez, en 1907, un bâtard dans une île minuscule! Il parlait souvent de Madame Le Jort, l'institutrice qui lui avait appris à lire. Il jouait, bien sûr, avec les enfants des pêcheurs. Mais il était taciturne, parlait à voix mesurée, ne se mettait que très rarement en colère, et pour des motifs tout à fait graves!

Sa grand-mère qui était une femme très simple, très ancrée dans son île, a su lui donner l'absolue certitude de l'amour. Elle l'a comblé d'attentions affectueuses. Par exemple, la maison voisine de leur chaumière présentait, à hauteur d'enfant, une pierre saillante. Lorsque le jeune Louis-Guillaume avait été bien sage à la messe, il trouvait magiquement sur son rebord, un petit sou! Elle l'a certainement bercé de toutes les légendes bretonnes, de toutes les nourritures des gens très pauvres : Il dit, dans Regards simples (2) qu' " avec trois berniques et un crabe, elle mitonnait des soupes délicieuses". Elle soignait par ailleurs nombre de maladies avec des simples, car elle connaissait toutes les plantes bénéfiques.

 

(I)Mam-Goz : Sônes d'Armor (1928)

(2) Regards simples : Soulas (1937)

 

2.

 

J. R. : L'île à proprement parler l'a-t-elle influencé? A-t-elle déterminé ses formes poétiques dont les variations auraient été inscrites dans sa vie d'enfant, dans les légendes racontées par sa grand-mère? La Bretagne est-elle, en somme, à l'origine de son inspiration? Aurait-il, par exemple, dans un autre contexte écrit, ou autrement écrit, Hans ou les songes vécus? (1)

L. B. : Je ne sais pas. Mais il confiait retourner dans l'île toutes les nuits en rêve. Il l'a maintes fois dit et écrit. Il en rappelle les sources dans le film L'île du temps retrouvé réalisé par Per-Jakez Hélias en 1969, qui peut être emprunté à F.R.3. Bretagne.

J'ignore si c'est avoir conscience des objets ou des lieux que de "vivre avec", faire aux légendes des allusions permanentes?

 

J. R. : Louis Guillaume écrit : "Moi pour qui la poésie se confond avec la vie..." : comment est-il venu à la poésie?

L. B. : Je ne crois pas qu'il y soit "venu". Il a toujours été "dedans" ou "avec" : à neuf ans, il écrit son premier roman La vengeance d'un fils, "illustré par l'auteur", et porteur d'un copyright ! (Nous l'avons déposé à la Bibliothèque Historique de la ville de Paris avec la totalité du fonds). Il a toujours vu son père écrire, car ils correspondaient constamment. Et cet homme dont on retrouve dans La Plume du 15 janvier 1892 (pages 39-40) les traces de sept poèmes, avait un grand sens pédagogique : il ne lui reprochait par exemple jamais une faute d'orthographe. Il lui disait: "Je n'ai pas eu le temps de vérifier tel mot. Tu l'écris avec un seul "p", mais je crois qu'il en faudrait deux? Veux-tu bien chercher pour moi dans le dictionnaire..." Ils entretenaient des liens très étroits, étaient d'excellents botanistes, d'excellents musiciens, dessinateurs ; connaissaient le nom de toutes les étoiles... Le père ne perdait pas une minute pour parfaire l'éducation de l'enfant : dessin, connaissance de la mer, peinture, poésie, histoire, botanique, etc. J'ai donné des cahiers de croquis dans lesquels se trouvait à gauche un dessin exécuté par le fils, à droite par le père. L'homme a certainement été un père exemplaire dont le fils parlait avec beaucoup d'admiration et d'amour. En 1926, il a pu enfin épouser sa mère et le reconnaître. Jusqu'à cette date, les devoirs d'école de l'enfant étaient écrits par Louis-Guillaume Clais.

C'est pourquoi, à sa demande, sont écrits dans les carnets "Louis" et "Guillaume" en caractères semblables, puisque c'étaient ses deux prénoms. Il disait d'ailleurs en plaisantant: "Si un jour j'écris un roman policier, je le signerai Louis-Guillaume Guillaume"!

 

J. R. : Comment est née sa vocation d'enseignant? La poésie a-t-elle influencé sa pédagogie, ou l'inverse?

L. B. : L'une et l'autre étaient parties intégrantes de sa vie. Il n'a jamais manqué d'autorité, mais les enfants l'aimaient beaucoup. Son travail d'enseignant était si rigoureux qu'on lui confiait des responsabilités pour tout l'arrondissement (Certificat d'Etudes, voire même concours sportifs, etc.) Il était de cette génération d'étudiants qui se levait à 5 heures du matin, étudiait ou suivait les cours jusqu'à 9 heures, puis travaillait jusqu'au soir la botanique, l'histoire de l'art, la pédagogie, l'histoire, la musique, etc., comme d'ailleurs toutes les promotions de ce temps !

 

(1) Hans ou les songes vécus : Subervie (1958)

 

3.

 

Il écrivait très tôt le matin, de sorte que lorsqu'il partait pour l'école, le poète avait déjà "existé".

Devenu professeur de Lettres, comment imaginer la transmission de la langue française, sans la poésie comme véhicule idéal ? Il a travaillé pendant quinze ans à Paris, dans le Marais, où déjà nos classes comportaient une vingtaine de nationalités différentes. Il a tenu, pendant plus de vingt ans, deux rubriques dans L'Education enfantine, revue professionnelle : LE COIN DES POÈTES et QUE LIRONS-NOUS ? On y trouve nombre de parutions de poètes contemporains!

Ecrits avec des mots très simples, les poèmes de Louis Guillaume ont des dimensions philosophiques implicites. Ils sont très travaillés, d'une grande musicalité. D'ailleurs, certains d'entre eux, Le Cheval de lune, la Dentellière... ont été mis en musique par François Raubert et Jacques Berthier et ont obtenu, en 1971, le Prix du Meilleur Disque pour enfants.

 

J. R. : Des recueils comme Le Jardin de la Licorne sont alertes, primesautiers, un tantinet naïfs et humoristiques. Cette démarche était-elle pour lui aussi importante que sa poésie dite "sérieuse"?

L. B. : Il a noté plusieurs fois dans ses carnets qu'il tenait à ces poèmes, qu'ils véhiculaient d'autres rêves.

Nous faisions partie des groupes d'études de l'Institut National de Recherche Pédagogique ; il était directeur de collège. Les enfants étaient donc toujours présents dans sa vie !

Devenue directrice de collection d'une maison d'édition, j'ai été fière de prendre ce recueil chez D.S.N., dans "ma" collection : CLASSE ACTIVE.

Dans une conférence intitulée L'enfant et la poésie, Louis Guillaume cite en exergue la phrase de Novalis : "Où est l'enfance, est l'âge d'or". Il y exprime que pour lui, le travail d'enseignant consiste non pas à "faire pénétrer la poésie dans son âme, mais à empêcher qu'elle n'en sorte".

En fait, il jouait avec un même plaisir de toutes les cordes qu'il avait à son arc : il les évoque tour à tour dans son journal qu'il a tenu pendant quarante ans. Tout pour lui était d'égale importance, du poème composé pour les enfants à l'aquarelle qu'il a ou n'a pas réussie, la lettre à un ami, le roman ou le poème, la sonate entendue ou exécutée...

 

J. R. : Quand et comment est-il mort?

L. B. : Il est mort d'un infarctus, le jour de Noël 1971. Il avait depuis longtemps le coeur malade et une tension inquiétante. C'est d'ailleurs pourquoi il avait dû prendre une retraite anticipée, sans même terminer l'année scolaire 1963.

Il a eu un malaise, alors qu'il séjournait chez moi avec ma mère. Transporté à l'hôpital, il est resté plusieurs jours en réanimation. Il semblait aller mieux, puisque les docteurs nous avaient engagées à lui chercher une maison de convalescence. Il nous a embrassées, ma mère et moi, le 24 décembre. Et le matin de Noël, on nous a appelées pour nous dire qu'il était mort.

La veille, il avait, comme à l'accoutumée, tenu son journal. Chaque jour, il tirait un trait à la fin de ce qu'il avait noté, et écrivait la date du lendemain. La "page du lendemain" est restée blanche!

A sa mort, ses anciens condisciples et ses anciens élèves ont créé L'ASSOCIATION DES AMIS DE LOUIS GUILLAUME. En 1974, elle a fait élever sur le Crech'Briant, en l'île de Bréhat (Côtes d'Armor), un monument de granit sur lequel est scellé un médaillon sculpté par Jean Baudet. Ces quatre vers y sont gravés :

 

4.

 

Tout ce que je n'ai pu te dire,

le sauras-tu, sur l'autre bord,

Quand nous dormirons bouche à bouche,

Dans l'éternité sans parole ? Noir comme la mer (1)

Au fil des ans, une légende s'est créée : Ceux qui "s'engagent" sur le tertre, en lisant le poème, gagneraient des amours éternelles...

 

J. R. : Quand il est venu partager votre vie, à votre mère et à vous, quels liens se sont noués entre vous deux?

L. B. : Des liens d'estime et d'amitié se sont élaborés peu à peu. Tout de suite, il m'a prêté des livres. Grâce à lui, j'ai connu à 12 ans, Walter Scott, Conrad, Istrati... C'était, je crois, un bon moyen de rencontre.

Il faut dire que mon beau-père possédait une extraordinaire culture esthétique : ainsi, la salle Louis Guillaume, inaugurée le 21 juin 1989, au Musée National de L' Education de Mont-Saint-Aignan, près de Rouen, propose-t-elle une toile offerte à Louis Guillaume par le poète Fernand Marc. Ce tableau du surréaliste allemand Schuppner, comporte les grands thèmes familiers de son œuvre : la musique, le bateau, la mer, le ciel, la lune, l'arbre, l'épave, etc. Il savait les noms des étoiles, des insectes, des herbes sauvages... Fascinante était son immense connaissance des simples, qu'il tenait de sa grand-mère...

Et puis l'Arbre!

Lors d'un colloque, Anne Clancier est intervenue sur la permanence de l'arbre dans la poésie de Louis Guillaume : Là encore, se retrouvent les influences celtiques. Un de ses très beaux poèmes s'intitule L'Arbre des morts.

L'arbre des morts part pour la haute mer

ses feuilles sont poissons de métal souple

ses fruits bateaux qui ne reviendront pas.

 

Les gisants d'ombre attachés au rivage :

maisons, tombeaux, rochers, débarcadères

soufflent dans son branchage un vent de pierre.

 

Sa chevelure fend le phosphore et les algues

les étoiles filantes dérivent dans sa sève

parmi tous les feux de la terre.

 

(1) Noir comme la mer. Ecrit en 1947. Paraît en 1949. Librairie des Lettres. Premier Prix Max Jacob 1951.

 

5.

 

Il est le grand fleuve de lave

le serpent d'or au sein des lames

il est l'éclair uni aux flots.

 

le trident de l'orage creuse dans son aubier

des noeuds qui sont remous profonds.

il se dirige vers la plus haute tour

 

vers le phare qui se confond

avec un astre encore couché

de l'autre côté de la nuit.

 

L'arbre funèbre atteint la pleine mer

il se croit seul quand mille autres l'entourent

offrant leur flambée obscure à la lune.

 

De tous les points de l'horizon

déferle une immense forêt

où la plume plonge, où l'écaille vole

 

et ces rameaux sevrés d'air et de rêves

gonflés d'encre ainsi que des poulpes

trouvent l'oubli dans un matin de lait.

Alourdis de glace et de plomb

les évadés rallient le port

dont le soleil blanchit les cendres.

 

Une frondaison de nuages

plane au large des cimetières

et condense l'eau maternelle Etrange forêt (1)

 

J. R. : Progressivement, vous êtes entrée dans sa poésie : à quel moment avez-vous décidé d'aider à défendre son oeuvre contre l'oubli?

L. B. : Après la première menace cardiaque, dans les années 60, ma mère et Louis Guillaume sont allés faire leur testament. Il m'a demandé si j'accepterais d'être son exécuteur testamentaire? J'ai souri, haussé les épaules et accepté, totalement inconsciente de ce que cela impliquait.

J'ai commencé à m'occuper vraiment de l'Association à la mort de ma mère. Je lui en avais fait la promesse sur son lit de mort. Jusque-là, elle s'était occupée de tout avec les amis d'enfance et de classe de Louis Guillaume ; ceux en fait qui avaient créé l'Association, Pierre Mathias, Jean Stéfani, Jacques Buge...

Ma mère est décédée le 8 mars 1985. Notre assemblée générale était prévue pour le 11. Max Alhau et moi lui avions promis qu'elle aurait lieu quels que soient les évènements, car elle n'ignorait rien des menaces qui pesaient sur sa vie. A la fin, j'ai remis aux personnes présentes Le Couloir, poème qu'elle avait voulu emporter avec elle :

 

(1) Etrangeforêt : Librairie des Lettres (1953)

 

6.

 

" Je me promenais dans une prairie piquetée de soucis, ces fleurs de soleil que j'aime tant, et j'étais heureux, parfaitement heureux, car j'avais perdu toute mémoire.

Me retournant, j'aperçus l'extrémité d'un souterrain, et j'eus alors un vague souvenir de ce qui s'était passé : j'étais entré dans un couloir, de douces mains m'avaient habillé; longtemps j'avais marché jusqu'à la porte opposée devant laquelle j'avais compris qu'il fallait me dévêtir... Enfin, je m'étais trouvé dans cette prairie.

Et voici que la porte s'ouvrit. Tu m'apparus. Tu vins vers moi sans hâte.

_ M'expliqueras-tu, lui demandai-je en tressaillant au son de ma propre voix.

_Tu es né, tu as vécu, tu es mort.

Telle fut la réponse.

_Et tu es donc morte aussi ! m'écriai-je avec une sorte d'allégresse qui nous fit rire.

Nous nous promenions dans la prairie. A l'ombre de chaque souci veillaient maintenant des violettes, ces fleurs de nuit que tu aimes tant. Tu me les montrais du doigt, et nous nous sentions parfaitement heureux de pouvoir éprouver encore un peu de tristesse. L'ancre de lumière (1)

Ma mère est morte paisiblement, sachant que son oeuvre, leur oeuvre, serait continuée. Je me suis prise au jeu, et j'ai souhaité que cette association fût une réussite.

J'ignore si Louis Guillaume était un grand poète ; si ma mère était une femme admirable ; mais je sais qu'ensemble, ils avaient su se faire des amis merveilleux qui continuent de venir de fort loin aux conférences et aux assemblées. Tous deux ont donné et reçu beaucoup d'amitié.

 

J. R. : Avant d'aborder les aspects de sa poésie, parlez-nous de la vie d'homme de Louis Guillaume.

L. B. : Il a sûrement beaucoup souffert de n'avoir vécu ni avec son père, ni avec son fils, comme le donnent à penser les lignes suivantes :

Es-tu la parole de mon père

qui ne cause avec moi qu'en rêve

ou celle du fils qui m'accompagne

lorsque je vais seul au bord des eaux courantes? Etrange forêt.

Ma mère et lui étaient divorcés l'un et l'autre longtemps avant de se connaître. Chacun avait la volonté de réussir ce mariage. J'ai eu, pendant mon adolescence et ma vie de jeune femme, le spectacle d'un amour très profond. Ils étaient si proches que, comme les protagonistes de Peter Ibbetson (2) de George Du Maurier, il leur arrivait de faire des rêves identiques.

Avec leurs amis, ils se racontaient d'ailleurs leurs rêves. Ainsi, certains, "vécus" par ma mère, ont-ils inspiré quelque Mémoire de l'ombre (2) de Béalu. Partager la partie onirique de l'existence était pour eux très important. Pour mes parents, elle était liée à la Bretagne, la musique, aux lectures : Bachelard, Jean-Paul, Max Picard, Gabriel Germain, Albert Béguin... les Romantiques allemands, français, anglais... et toutes les littératures de l'Orient et de l'Extrême-Orient.

J. R. : Parlons maintenant de la poésie de Louis Guillaume: elle est sans sophistication, profondément humaine...

L. B. : Oui. Les mots en sont très simples ; et si, parfois, l'un est moins quotidien, il est toujours employé dans son sens initial. Ainsi a-t-il, un jour, parlé des yeux "glauques" d'une personne qui s'est vexée bien à tort puisque, étymologiquement, "glauque" signifie "aux couleurs de la mer" !

 

(1) L'ancre de lumière: Subervie (1958)

(2) Peter Ibbetson : N.R.F. Gallimard

(3) Mémoire de l'ombre : Gallimard.

 

7.

 

J. R. : Sa poésie témoigne d'une relation profonde à toutes sortes de forces mystérieuses, voire mystiques. Etait-il, comme beaucoup de Bretons, un homme religieux? Et si oui, comment liait-il croyance et poésie?

L. B. : Il n'était religieux pratiquant d'aucune religion. Mais il était curieux et instruit de toutes les religions. Dans les lettres échangées avec le Pasteur Micaleff, le côté mystique est permanent. Et n'écrit-il pas dans l'une de ses lettres à Gabriel Germain: "Toutes les religions se rejoignent au sommet"?

 

J. R. : La notion de mémoire revient fréquemment dans sa poésie:

Rond de la lampe ô cercle magique tracé

Sur mon cahier d'écolier et sur un livre grave

As-tu bien retenu tout ce que nous pensions? La maison du soir (1)

 

Il se souvient de la nuit

De son miroir, de ses ombres.

Du soleil qui versait de l'or

Il y a longtemps. Ce matin. Agenda (2)

De quelle mémoire se sentait-il dépositaire ?

L. B. : Je l'ignore. Peut-être s'agit-il de son souci de retenir le temps ? Pour ce faire, il avait son Journal qu'il a tenu absolument chaque jour, même à bord du train sanitaire où il a été affecté pendant la guerre. Quand il partait en vacances, il prenait simplement un format plus petit : L'une des femmes de pêcheurs de Bréhat avait d'ailleurs dit à un journaliste qui l'interrogeait : "Vous savez, c'était un homme comme les autres... A la réflexion, pas tout à fait comme les autres : il avait toujours son petit carnet !"

 

J. R. : Puisque vous évoquez la guerre, a-t-il pris, lui le pacifiste, des positions spécifiques ? Etait-il objecteur de conscience?

L. B. : Non, car objecteur de conscience implique encore violence. Par contre, il était non violent. Ayant refusé de tuer et d'être officier, il avait choisi d'être infirmier. Il était deuxième classe sur le train sanitaire 575, et aida à évacuer les blessés des villes du Nord bombardées.

 

(1) La feuille et l'épine: Les amis de Rochefort (p. 106) (1956)

(2) Agenda: 1 ère édition 1970 : Subervie (collection dirigée par Louis Emié)

2ème édition 1988 : José Corti (avec notes manuscrites de Louis Guillaume)

3ème édition 1996 : L'Arbre à paroles (avec préface de Georges-Emmanuel Clancier et post-face de Lazarine Bergeret, ajoutées aux notes de Louis Guillaume.

 

8.

 

J. R. : Il est écrit dans des textes parus dans les Carnets, que cette guerre a été pour lui quelque chose d'effrayant à tel point qu'au retour, il refusait d'en parler. Et des mots comme "train", "remblai", "convoi"... ont toujours, dans ses poèmes, une connotation douloureuse.

L. B. : Oui. Il disait que "parler de la guerre, c'était lui faire trop d'honneur" !

 

J. R. : Il exprime souvent sa proximité de pensée avec la nature tourmentée de l'île :

C'est là que j'ai rêvé ma vie

au point d'en oublier de vivre.

C'est là que je voudrais mourir

pour continuer de songer.

 

le vent y jette par poignées

une dévorante richesse.

le ciel s'enfuit, la roche saigne,

mais la mer ne se souvient pas... Fortune de vent (1)

Pourquoi avoir choisi de s'exiler à Biarritz?

L. B. : Lorsque mes parents ont tous deux pris leur retraite, nous avions encore à charge mes deux grands-parents. Loger tout le monde à Paris relevait du tour de force. Jusqu'au jour où l'un de leurs amis leur a trouvé à Biarritz un confortable logement.

Il faut dire que Biarritz n'était pas inconnue de Louis Guillaume, puisqu'il y avait été démobilisé. Ils y avaient déjà des amis, comme Jean-Daniel Maublanc et les siens.

 

J. R. : A-t-il retrouvé à Biarritz des sensations comparables à celles de Bréhat ?

L. B. : La mer et l'océan ne sont guère comparables. Il l'a souvent écrit. Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas d'être ami avec les pêcheurs biarrots et de se promener chaque jour au port et sur les grèves.

 

J. R. : Louis Guillaume parle beaucoup dans ses poèmes de tendresse et d'amour. Evoquait-il, dans l'intimité, cette double quête ? Etait-elle, pour lui, source de joie ou d'angoisse ?

Ce visage dans la brume

 

il est mon soleil d'ébène,

mon unique vérité

quand je cherche ceux qui m'aiment... Ce visage (2)

 

Depuis qu'il n'y a plus ton corps si frêle

Entre la terre et moi, mère,

j'ai toujours froid... La cendre d'un rêve (1)

 

Puisque tu es là

c'est la joie que je trouve

parce que tu es là

l'ombre devient lumière... Etrange forêt (3)

 

(1) Fortune de vent. 1 ère édition 1964 : José Corti

2ème édition 1988 : José Corti

(1) Noir comme la mer.

(3) Etrange forêt.

 

9.

 

L. B. : Je ne me souviens pas s'il évoquait ces sentiments au quotidien ? Mais après trente-cinq ans de mariage, mes parents s'aimaient comme au premier jour, d'un amour très profond. S'ils étaient séparés, ils s'écrivaient et se téléphonaient matin et soir. Louis Guillaume a rendu ma mère parfaitement heureuse. Il a également entouré d'affection jusqu'à leur mort, mes grands parents et je lui en sais un gré infini !

 

J. R. : La mort est également un thème fréquent de sa poésie. La redoutait-il pour lui-même? Ou bien était-elle une compagne familière qu'il côtoyait quotidiennement ?

L. B. : Elle n'était pas un "thème". Elle était une constante de sa vie, permanente, familière en effet. Jean Follain a parlé de "Louis Guillaume, le poète de la mort apprivoisée".

 

J. R. : Puisqu'il était si sensible à la présence de l'Autre, ma question est...

L. B. : L'Autre étant son épouse! Je ne les ai jamais vus, quelle que soit l'importance des réunions, littéraires ou autres, ne pas commencer par un échange de regards. C'était "eux d'abord". Combien de fois ai-je entendu Béalu, Fernand Marc ou d'autres, les plaisanter à ce sujet !

 

J. R. : Sa correspondance tenait-elle dans sa vie une large place ?

L. B. : Une place capitale. L'attente impatiente du courrier matinal, le départ pour la poste le soir, étaient deux moments essentiels de la journée; avec le retour traditionnel par le port des pêcheurs, et l'arrêt à la librairie LE BOOKSTORE.

 

J. R. : Puisqu'il a obtenu des prix littéraires et qu'il a pris des responsabilités dans les Prix de Rodez, etc., en a-t-il pris d'autres lui permettant d'aider de jeunes poètes?

L. B. : Il leur répondait toujours, sachant les conseiller tout en les encourageant, comme l'avait fait pour lui Max Jacob. Tous ont gardé cette correspondance, sorte de Conseils à un Jeune poète.

Il a commenté les oeuvres de nombreux poètes (Victor Ségalen, etc.) Pendant vingt-cinq ans, il a collaboré au Journal des poètes de Belgique qui a d'ailleurs fait pour ses 60 ans, un numéro spécial.

 

J. R. : Et, pour terminer, comment lui est venu son intérêt pour l'ancolie?

L. B. : Je n'ai que des suppositions, étayées, certes, mais des suppositions : après la mort de Louis Guillaume, ma mère, de retour à Biarritz, a trouvé dans son sous-main, un poème inachevé qui avait trait à l'ancolie dont il lui avait souvent parlé. Ce poème tirait son origine de celles qu'ils avaient ensemble cueillies sous un chêne. Leur "chauffeur", Léonie Désormonts, m'a raconté qu'ils avaient longuement devisé sur "l'ancolie sous le chêne". C'est le premier vers du poème. Il avait dit à ma mère : "Tu verras, c'est tout autre chose..."

 

10.

 

Elle a trouvé une abondante documentation qu'il avait réunie sur cette fleur dans les mystiques, hindoue, chrétienne, maya... ; sur le fait que Léonard de Vinci authentifiait ses toiles d'une ancolie ; que Mozart et Beethoven... avaient voulu des ancolies sur leur tombe ; que dans le dictionnaire des symboles chrétiens, elle tient une place particulière à cause de ses cinq éperons. Elle aurait, en Europe, trois cents noms différents : "Gant de la Vierge", "Gant de Notre-Dame", "Bonnet de grand-mère", etc. ; qu'elle pousse dans le jardin de Shakespeare et celui de sa mère (Ophélie ne se suicide-t-elle pas coiffée d'une couronne de "columbines"?) ; qu'elle est le centre de multiples convergences, rencontres, quêtes mystiques...

Les ancolies sont nombreuses: des centaines dans la TAPISSERIE DE L'APOCALYPSE; autour du PORTRAIT D'ISABELLE D'ESTE ; au centre du portique des Portinari à Florence ; et de bien d'autres toiles et retables importants.

Louis Guillaume avait regroupé par thèmes tous ses documents.

Depuis, je m'y suis à mon tour intéressée : le calice fané ressemble à la marotte des bouffons du roi (Dictionnaire des symboles chrétiens). J'ai maintenant des références de cent toiles importantes de Hollande, du quatro-cento, de Belgique, d'Allemagne... dans lesquelles figure l'ancolie, souvent placée au centre géométrique de l'oeuvre. Reste à retrouver l'origine de son importance : sans doute s'agit-il d'un secret ésotérique, maçonnique... perdu ?

 

L'ancolie du parfait amour.

Sous le chêne,

Enchaînée à l'ombre,

Elle écoute l'oiseau

Se gargariser de soleil.

 

La vie est grise

Mais tu te tiens à mon côté.

Je me sens fier comme un arbre

Quand tu me regardes.

 

L'ancolie sous le chêne

Se penche vers l'ombelle.

Des étoiles se prennent dans les branches.

Un ruisseau traverse la nuit. (1 )

 

(1) 6 décembre 1971.

Carnets de l'Association Les Amis de Louis Guillaume, N°s 10 et 17 : Communication de Jacqueline Bellas.

 

11.

 

TABLE DES ILLUSTRATIONS

*****

page I.

Portrait de Louis Guillaume.

page III

Louis Guillaume à son bureau.

Page V.

Portrait de Louis Guillaume par Roger Toulouse et buste de Marcel Lemar.

Page VII.

Enfance, poème manuscrit de Louis Guillaume.

page X.

L'ancolie sous le chêne.

un autre poète