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Les hommes exorcisent de mille façons l'angoisse de la paternité qui, sans transition, va les priver de l'exclusivité de l'attention et de l'amour féminins ! Lorsque semblable avatar l'a "touché", Joël Lorand s'est mis à peindre. Et depuis, il ne s'est plus arrêté ! Comme il aurait pu écrire un "journal à mon fils" pour accompagner cette jeune existence, il pose quotidiennement son "histoire" sur la toile ! Heureux enfant qui, depuis son premier vagissement, avance dans la vie au rythme des chevaux caracolants de son père ou des véhicules gondolés que font pétarader ses cyclistes aux mains-fleurs ! Pourtant, il ne s'agit pas d'une histoire rose ou bleue qui enchanterait le père et le fils. Mais d'un conte terriblement noir fouissant des profondeurs que cet autodidacte, innocent jusqu'à la trentaine de l'action de peindre, n'avait jamais auparavant soupçonnées en lui ! A considérer ses uvres, plusieurs questions surgissent pourtant immédiatement : Joël Lorand est-il fondamentalement "anar" ; et sa peinture née (surgie) inopinément, est-elle l'expression de sa volonté récurrente de rupture avec un système dont il ressentirait violemment l'incohérence ? Ou bien plutôt, la vie ou son moi profond l'ont-ils tiraillé si fort que, soudainement, comme on livre un secret trop lourd à porter, il s'est lancé de façon obsessionnelle dans un art que l'on pourrait dire libératoire parce "que né de la nécessité" ?
En tout cas, la mort y est omniprésente, sous forme de missiles éjectés au-dessus des têtes de "la foule" et de torpilles menaçantes posées au hasard des "routes" observant d'un visage sardonique "Le Messie (qui) est revenu" en lévitation, accompagnant comme un autre lui-même, la "Solitude du condamné à mort " grimaçant de toutes ses dents à la place du réservoir d'essence au-dessus duquel est assis un individu inconscient du danger, etc.
Le sexe, lui aussi, apparu semble-t-il, de façon tout à fait involontaire dans l'uvre de Joël Lorand. Mais bien là, pourtant, sous formes d'arbres-champignons turgescents, aux houppiers entourés de pilosités qui en accentuent l'érotisme ; sagement alignés à l'horizon de chaque toile parce que cet artiste, comme beaucoup de Singuliers, ne connaît pas la perspective.
Et les protagonistes : A chaque cheval, à chaque cycliste, son chemin. Mais, malgré l'attitude de mouvement qu'ils affectent, leurs "voyages" sont en réalité immobiles, et cet immobilisme n'est pas innocent : Que font, en effet, ces personnages, sur leurs vélos de guingois ou leurs chevaux bariolés lourdement caparaçonnés de bandelettes nerveusement griffées ; postés à l'avant-plan sur la route serpentine qui commence à un visage humain, sinue en pointillés ou en taches incertaines, bifurque à la verticale le long du flanc gauche de la toile ; et se termine à un autre visage, animal celui-là, sorte de spermatozoïde géant hérissé de vibrilles ? N'affrontent-ils pas l'intrus situé en off qui, de "regardeur" devient le regardé ; lui faisant face en arborant tantôt un sourire ironique, tantôt un visage assombri sous leurs chapeaux hauts-de-forme ? Et leurs bras écartés à l'horizontale ne barrent-ils pas le chemin, lui refusant subséquemment le droit d'entrer dans leur monde ? Car si, comme il a été dit plus haut, les acteurs des aventures peintes de Joël Lorand étalent des doigts-fleurs tels ces hippies de naguère qui voulaient la paix du monde, ils n'en sont pas moins cernés d'épais traits noirs, et peints dans des gris tourmentés, allant (Pas beau, pas pris) jusqu'à révéler des éléments anatomiques faits d'inquiétants entrelacs vermiculaires : bien mieux que des mots, ces détails disent le profond malaise existentiel qui les a générés.
Pourtant, les mots sont présents, dans la peinture de ce peintre ; manuscrits, qui plus est, pour souligner l'intensité, l'intimité et la complicité que lui, par contre, entretient avec ses créatures ; rompant, ou au contraire prolongeant les rythmes picturaux ; corroborant ce que "racontent" les "histoires" mises en scène : (Laissez les carcasses dans leurs tombeaux de certitude : Peinture qui barbouille le monde mais qui terrifie les adultes ; Culture à domicile, peinture beaubourgeoise ; etc.), confirmant que l'artiste n'est pas au mieux avec la civilisation contemporaine et avec l'officialité. Malgré tout, subsiste parfois un brin d'humour, comme ce titre à double sens, "Votre fils peut en faire autant", où il est pour le lecteur, impossible de deviner s'il s'agit de la prouesse gymnique du personnage ou de cette phrase qui revient trop souvent dans l'appréciation de la peinture par le public, lorsqu'elle n'est ni académique, ni froide et raisonnée ?
Toutes ces implications sociales et psychologiques se déroulent sur fonds de murs lépreux réalisés à lourdes traînées de couleurs "sales" (sans que ce mot ait rien de péjoratif) du pinceau chargé de matière ; couverts de hachures, multiples scarifications, infimes pictogrammes, fleurs grises faisant "au bas" du tableau le contrepoint des arbres Poésie de l'étrange et du maI-être qui. tel un tourbillon entraîne l'artiste très loin du quotidien, très loin de son fils dans un sombre univers ; jusqu'à ce que, à bout de délire, il se reprenne, et rétablisse une sorte d'équilibre en ajoutant des flèches, des formes géométriques piquetées de croix, des spirales, etc Comme si ces ajouts plus "calmes" étaient sa résistance à ses fantasmes ; un moyen de conjurer l'angoisse dont témoigne son uvre encore en gestation certes, mais déjà puissante comme ces plantes vénéneuses dont le lourd parfum engendre le vertige de quiconque les respire
Jeanine Rivais
Oeuvres de Joël Lorand, lors de l'exposition de Saint-Jean-aux-Bois.