L'ART EN CORSE

JEAN LEONI, maire et organisateur du Festival de Ville-di-Paraso

Entretien avec Jeanine Rivais.

 

Jeanine Rivais : Monsieur Leoni, vous êtes maire de Ville di Paraso, un petit village de Balagne. Vous organisez un salon annuel d'art contemporain. Quelles motivations vous ont amené à créer ce salon ?

Jean Léoni : Nous avons démarré sur une idée de musée statique : Nous voulions exposer des recherches sous-marines, faites par un de mes cousins. Nous en avons été dissuadés par Mme Sérafini (1) qui nous a démontré qu'un musée ne peut vivre s'il ne dispose pas de moyens importants.

"Les Radars", poterie émaillée de Caroline Belardy.

Nous avons donc envisagé une exposition d'art annuelle. La première année, se sont présentés 70 artistes. Toute la Corse est venue. Il faut dire que nous attribuions 60000 francs de prix, ce qui était considérable ! Maintenant, nous achetons des oeuvres. Nous sommes donc allés dans le sens d'un musée "non définitif, avec des expositions annuelles et l'intention de parvenir à présenter des expositions toute l'année : nous allons commencer cet automne (2), puisque, en octobre, un artiste corse, Maestrali, exposera. Il fait des installations à partir de la vie corse. Nous avons, ensuite opté pour l 'art contemporain. Nous n'avons pas choisi la facilité: Beaucoup nous reprochent ce choix, je ]es comprends : dans la plupart des villages, les gens n'ont aucune notion d'art.,même du figuratif le plus évident, c'est à dire la reproduction du calendrier des postes. La plupart des maisons n'ont pas un seul tableau, sauf parfois celui du cousin qui a peint l'église du village. Alors, choisir d'exposer de l'art contemporain les heurte beaucoup. Il nous faudrait trouver des pédagogues, des gens ayant assez de temps pour expliquer notre démarche. Mais nous, les maires organisateurs, même mon ami Richard Bozzetto, Président de la commission culturelle et enseignant, sommes incapables d'assumer cette promotion pédagogique. Notre choix est par conséquent simple : ou nous continuons ce que nous avons commencé, ou nous ne faisons plus rien ! Nous n'avons, en-dehors de notre plaisir personnel, à nous investir dans cette tâche, aucun intérêt à le faire: Nous ne poursuivons aucun but politique, sauf celui de faire mieux connaître la commune, de faire venir des gens, d'attirer des touristes vers notre village, vers nos paysages que vous connaissez !

En résumé, nous avons choisi pour notre salon le style art contemporain, parce qu'à l'époque de sa création, personne n'avait opté pour cette branche de l'art ; seuls, les artistes figuratifs étaient présentés partout. Je comprends leur désappointement, mais ils disposent d'autres lieux de manifestations.

Ceci dit, il faut beaucoup de volonté pour persévérer dans cette voie, même si les 360 communes de la Corse sont supposées offrir à tout le monde, des perspectives variées !

 

J.R. : Dans quel cadre organisez-vous ce salon ? A combien revient son organisation et qui le finance ?

J.Leoni : Jusqu'à présent, nous avons bénéficié annuellement de deux financements officiels : la DRAC et le Conseil Régional qui nous donnent chacun la même somme, soit 30 à 40000 francs selon les années. L'Etat et le Conseil Général de Haute Corse nous ont donné 20000 francs et le Conseil Général de Corse du Sud 5000 francs. Voilà à peu près nos crédits, soit moins de 100000 francs.

Cette année, nous ne disposerons que de 60000 francs, les Conseils Généraux ne nous ayant rien donné.

Avec cet argent, nous achetons des oeuvres, assurons le gardiennage, payons les assurances, le collage des affiches, les frais de gestion, de vernissage, de réunion du jury et le catalogue (30000 francs) : Il est imprimé à Paris, parce que cette année, par exemple, les prix de Corse étaient supérieurs de 8000 francs. C'est triste, mais c'est ainsi.

 

J.R. : Etes vous entièrement libre de l'organisation de ce salon ? Qui vous aide ?

J.Leoni : Nous sommes libres à la nuance près que nous ne sommes pas seuls à décider: Il y a un jury chargé de la sélection. Il se réunit en octobre. Il est composé du Conservateur du Musée de Corte, de M. Girard pour les Arts plastiques (3) et de mon adjoint qui s'occupe des affaires culturelles.

Personne ne décide seul, les décisions se prennent d'un commun accord. Nous ne subissons donc aucune pression.

 

J.R. : Est-il impossible d'envisager un salon d'art figuratif de l'ampleur du vôtre ? (Je parle d'art de création, bien sûr, pas d'art d'imitation).

J.Leoni : Si nous voulions avoir plus d'audience, c'est ce qu'il faudrait faire chez nous. Mais il faut choisir, Il ne s'agit pas de faire des jugements de valeur : Personnellement, je ne fais aucune différence entre un bon "figuratif" et un "conceptuel" : Simplement, nous travaillons à partir de notre option.

 

J.R. : Quelles sont les réactions du public face à votre manifestation ? Avez-vous fait des sondages pour connaître ses aspirations ? (en dehors des bouquets de fleurs et des paysages, bien entendu).

J.Leoni : Globalement, les gens préfèrent les bouquets de fleurs et les paysages, sauf les gens cultivés. Il est vrai qu'il ne faudrait pas s'adresser à eux, faire de l'élitisme. Mais pour le moment, nous touchons davantage les gens spécialisés que les autres, et je ne suis pas du tout sûr que l 'exposition soit appréciée par le grand public. Il faut le reconnaître, ils ont nettement préféré notre premier salon où nous présentions une grande quantité de figuratif, en tout cas un mélange de genres.

Mais faut-il toujours suivre ? Ne faut-il pas, au contraire, aller de l'avant, essayer d'imposer quelque chose que le public ne connaît pas, même s'il est long à se laisser séduire ? Faut-il supprimer cette forme d'art, sous prétexte qu'elle n'attire pas les foules ?

"Pierre Rossignol "17h21 le 3 mai 1992, Amerigo/Duchamp.

J.R. : Il ne s'agit pas de faire de la démagogie...

J.Leoni : Nous avons même pensé faire deux salons ! Mais ayant donné de nous une image, de quoi aurions-nous l'air ? Et puis, serions-nous capables de présenter avec la même conviction deux options radicalement différentes ? Je ne le crois pas.

 

J.R. : Pourquoi si peu de sculpteurs dans votre salon ?

J.Leoni : C'est par hasard, cette année. Normalement, nous avons autant de sculptures que de peintures, bien qu'il y ait, en Corse plus de peintres que de sculpteurs. Tous les sculpteurs corses ont déjà exposé ici. Nous ne pouvons pas forcer les gens à venir. Nous les invitons par affiches, annonces, etc. Ils présentent leur dossier. Très peu de sculpteurs ont proposé leurs travaux, cette année. Peut-être st-ce, en effet, parce que nous avons une image bien précise ; mais peu sont venus, alors que nous achetons des œuvres, ce qui n'est pas si courant (seules, quelques petites communes le font), et nous les payons au prix qu'elles ont sur le marché. '

 

J.R. : Quelles sont vos relations avec la presse ?

J.Leoni : Nous avons de bonnes relations avec la presse régionale, en particulier Nice Matin. Leurs journalistes ne sont pas des spécialistes de l'art, mais par contre, ils nous aident beaucoup : Par exemple, ils nous font gratuitement nos affiches et nos prospectus. Mais les relations, articles de fond, explications… sont inexistants. Et la presse nationale, pour le moment, ne daigne pas se déranger. Nous avons eu un numéro spécial dans Kyrn, le reste sont de petits articles de presse régionale. Le championnat de boules a autant de place que nous dans les journaux.

 

J.R. : Au cours de mes entretiens avec des artistes, j'ai pu me rendre compte que votre salon est maintenant très célèbre, mais en effet, terriblement connoté : Votre relation étroite avec les organisateurs de l'art officiel peut-e!le, selon vous, justifier, du moins expliquer, l'apparition de manifestations d'opposition, comme celle d'Olctta ?

J.Leoni : Je connais Madame Rodriguez qui a exposé ici, mais je ne connais pas son salon qui est tout nouveau.

Existe -t-il un art officiel ? La question est posée...

 

J. Rivais. C'est évident, si vous suivez l'organisation du FRAC ou l'action de la DRAC, dans le cadre des "Arts au soleil", entre autres.

J. Léoni. Nous faisons des appels d'offres. . Nous ne prenons que ceux qui se présentent, en choisissant, bien sûr. Mais cette année, nous n'avons éliminé qu'une seule personne parce que nous avions décidé de n'inviter que des artistes n'ayant jamais figuré sur .nos cimaises.

Quelles sont les motivations de ceux qui envoient leurs dossiers ? Le fait que nous représentions ce que vous appelez l'art officie ? Pourquoi les autres ne viennent-ils pas ? Pour cette même raison ? Ou parce qu'ils ont peur d'être refusés ?

Il n'y a pas d'art officiel absolu, chez nous. Le jury choisit. Je ne dis pas que nous ne subissons aucune influence de la DRAC. Si ses options étaient purement figuratives, nous aurions sûrement plus de figuratifs dans notre salon. Or, elle nous finance en grande partie, mais elle a également financé des manifestations figuratives. Monsieur Girard préfère une certaine forme d'art, mais il ne s'oppose pas aux autres ! .

 

J.R. : Pour terminer, quels voeux formuleriez-vous?

J. Léoni. Je souhaiterais que les gens, artistes compris, n'attendent pas que tout leur soit mâché ! Hélas ! le public s'intéresse à peu de choses; les gens font trop rare ment l'effort de comprendre (pas seulement en Corse, d'ailleurs!) ce qu'ils ne connaissent pas.

En Corse, nous ne sommes pas très portés sur l'art. Il y en a très peu. Les oeuvres que l'on trouve dans les églises ont souvent été exécutées par des Italiens. L'île a produit peu d'artistes de grand talent.

Par contre, je trouve que nous assistons à' une sorte de renouveau : beaucoup de peintres et de sculpteurs commencent à s'exprimer. Je les plains un peu, parce que je ne sais pas comment ils vivent, les acheteurs étant si peu nombreux!

. En outre, il n'y a pas d'écoles d'art en Corse, c'est regrettable. Nous parlions tout à l'heure de pédagogie : il faudrait commencer par former des artistes !

Simon Crescioni, "Ville di Paraso, Le passé dans le présent. Les Racines".

J.R. : Ils se plaignent également de cette situation...

J. Leoni. Mais ils doivent se battre aussi ! Il n'y a pas de génération spontanée, il faut une base pour réaliser des oeuvres d'art. Ils doivent faire des efforts pour s'en donner les moyens. Cette absence d'écoles explique peut être la stagnation des arts plastiques en Corse ? Je reprends ma formule : N'attendons pas tout de l'extérieur. Prenons-nous en main. N'attendons pas toujours l'intervention de l'Etat, de la DRAC, etc. Si le FRAC a une seule orientation, proposons autre chose. Mais qui a autre chose à proposer ? Il y a de bons artistes, mais depuis cinq ans que nous organisons notre salon, nous retombons toujours sur les mêmes. Que ferons-nous l'année prochaine ? Faudra-t-il reprendre ceux que nous voyons depuis cinq ans'! Nous avons fait le tour de tous les artistes, sauf ceux qui ne veulent pas exposer pour des raisons personnelles: parce qu'ils se trouvent de trop haut niveau, de trop bas niveau, parce qu'ils n'aiment pas nos orientations, parce qu'ils ne veulent pas participer à des expositions collectives, etc.

Pour le moment, j'ai peur que nous tournions en rond, et si nous ne trouvons pas une autre formule, notre avenir n'est pas assuré. Il faudra que nous sortions de Corse... sans oublier les Corses !

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N° 284 DE FEVRIER 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

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