JEAN L'ANSELME ET L'HUMOUR

Entretien avec Jeanine Rivais

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-Citer, tels quels, par ordre d'importance, tous les zéros de l'Infini.

-Quelle est la différence entre les faucons et les vrais ? -Les vrais volent bas.

-C'est aux pieds du maçon qu'on voit s'il est mûr.

-Rire vaut un bon bifteck, alors au prix où est la viande !...

-La poésie, c'est comme la blédine. On l'aime avant de pouvoir en parler. .

-Ma dernière volonté : Une bière bien fraîche avec beaucoup de mousse. (L'Anselme à tous les vents).

 

Jean L'Anselme, photographie de Neauzée-Luyssen.

-Et Dieu commanda

D'une voix de tonnerre

"Coupez-moi ça à ras"

Et ce fut le désert. (Pensées et proverbes de Maxime Dicton).

 

Monsieur l'Anselme

A vouloir toujours amuser

Toutes vos plaisanteries

Au lieu que l'on en rie

On s'en passe, lassé.

 

Jeanine Rivais : Jean l'Anselme, vous dites avoir soixante--dix ans, "une étape importante qui représente un peu plus des trois-quarts d'une existence, quand il n'y a pas trop d'ennuis. C'est une sorte d'automne qui commence, la saison où les arbres ont les plus belles couleurs, celle où l'écureuil compte ses noisettes pour préparer l'hiver. "

Résumez-nous ces trois-quarts de votre existence.

Jean L'Anselme : J'ai même à présent 73 ans, né, curieusement un 31 décembre, à minuit, en 1919, près d'Amiens. Très vite, un évènement conditionna la suite de mon existence: mon père, amoureux comme moi de ma maîtresse de la maternelle, en fit sa propre maîtresse et quitta la maison. J'ai l'habitude d'ajouter que, depuis, j'ai commencé à douter de la réalité de l'existence du Père éternel. Ma mère sillonna les routes pour travailler et me confia à ma grand-mère dans un petit village de contrebandiers près de la frontière belge, en bordure d'une grande forêt. C'est là que j'appris à vivre, lire et écrire derrière le cul d'une vache, car nous n'en avions qu'une pour vivre.

Ma mère se stabilisa ensuite dans la région parisienne, me reprit et, malgré sa pauvreté, me poussa vers des études secondaires. Les pauvres avaient très peu droit aux études en cette époque. Nous étions deux "pauvres" en classe de philo.

En 40, je fis un morceau de guerre, puis de la résistance dès 41 pour éviter l'affluence de 45. J'ai mené par la suite, de front, des activités d'instituteur et de professeur d'Education Physique car j'étais très doué pour les sports ayant été, entre autres, International de hand-ball.

En 1945, par un concours de circonstances inouï, j'entrai aux Affaires Etrangères, à la Direction Générale des Relations Culturelles. Un grand rêve réalisé, car je taquinais depuis belle lurette l'écriture. C'est là que, pendant 40 ans, j'ai défendu la culture française, ses écrits et ses écrivains, hors de nos frontières.

Depuis huit ans, je suis en retraite de la Fonction publique. Mais non du reste...

 

J.R. : Depuis 1947, vous écrivez et publiez des ouvrages tournant autour de l'humour et de l'humour noir. Quelle est la différence entre humour et humour noir ?

J. L'A. : L'humour noir est, on le sait, né d'une réflexion d'André Breton, lorsqu'en 1940, il a rassemblé des auteurs de toutes nationalités, sous le titre de " Anthologie de l'Humour noir ". A la lecture de sa préface, il est difficile de donner une définition de l'Humour noir. Il disserte et philosophe sur l'humour en général ; Quant à l'Humour noir, il en fixe surtout les contours en disant que l'Humour noir est "l'ennemi mortel de la sensibilité sur fond bleu et d'une certaine fantaisie à court terme, qu'il est borné par la bêtise, l'ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité". C'est surtout par les exemples qu'il le caractérise en désignant Swift comme le véritable initiateur. Mais viennent ensuite des personnages aussi inattendus et dissemblables que Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire, Nietzsche, Villiers de L'Isle Adam, etc. La présence de Vaché, Roussel et Rigaud, en revanche, pourrait nous permettre de supposer que l'humour noir entretient une certaine complicité malsaine et perverse avec la mort et l'absurde et se pose comme un défi à la morale. Je crois que l'Humour noir a trouvé ses meilleures définitions par la suite sous la plume d'un Chris Marker qui l'assimila à une "politesse du désespoir" et d'un Jacques-Henry Lévêque qui le considère "comme une mécanique qui, en général avec le sourire, mais souvent en grimaçant et quelquefois sinistrement, détruit la vision conventionnelle du monde". Michel Ragon, par ailleurs, assure qu'il y a autant d'humours que de rires et donne pour correspondance à l'humour noir le rire jaune et grinçant.

 

J.R. : En quelle année avez-vous eu le Prix de l'Humour noir, et quelle est votre participation à ce prix annuel ?

J. L'A. : Je n'ai jamais eu le Prix de l'Humour noir. Je fais partie de son jury presque depuis l'origine, c'est-à-dire depuis une trentaine d'années.

 

J.R. : Dans votre oeuvre littéraire, qu'est-ce que "Peuple et poésie" ?

J. L'A. : C'est une aventure qui date de 1946. Un fin et distingué penseur de l'époque, Julien Benda, accoucha dans un journal de cette énormité, "qu'une main calleuse ne pourrait jamais écrire". Et, pour lui prouver que la poésie n'était pas la propriété de la rue d'Ulm, j'encourageai "tous ceux qui n'avaient guère usé leurs fonds de culotte sur le banc des écoles", à "s'essayer à la poésie". J'ai ainsi recruté jusqu'à 127 "bonnes volontés" : ouvriers, déménageurs, cheminots, bonnes, concierges, facteurs. Tout n'était pas miraculeux, mais trois d'entre eux tout de même, sont sortis des rangs. Ce fut l'aventure de "Peuple et Poésie".

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J.R. Vers 1950, vous rencontrez Jean Dubuffet vous initie à l'Art brut situé selon lui "à la limite du dégueulasse, de l'infâme, du barbouillage et du petit miracle". Qu'entendez-vous par : "Je me mis à écrire de la main gauche"?

J. L'A. : A l'époque de "Peuple et Poésie", j'ai rencontré Dubuffet qui eut une influence capitale dans ma vie littéraire. A travers l'Art Brut, il rassemblait lui aussi des artistes de maigre culture. Il faisait donc avec les peintres et les plasticiens ce que je faisais avec les poètes. Il me fit connaître Gaston Chaissac et il m'enseigna qu'il fallait se méfier de "l'asphyxiante culture", ce qui a conditionné toute mon existence. Il m'apprit à bouder les musées et l'officiel et me déclara, ainsi que vous l'avez dit, que personnellement, il pratiquait un art " à la limite du dégueulasse, de l'infâme, du barbouillage et du petit miracle".

C'est en ce temps que, pris par cette ambiance et par mimétisme, je me mis à "écrire de la main gauche" pour recréer, par cet artifice, l'expression " malhabile et ma1adroite de l'enfance et ainsi marquer ma dissidence par rapport a l'écriture trop savante et raisonnable des adultes. Cette expérience s'inscrivait à la suite de celle de Picasso, fier "d'avoir mis 50 ans à pouvoir redessiner comme un enfant" !

 

J.R. : Plus tard, à l'image de Picassiette et du Facteur Cheval qui se sont créé un monde à partir des déchets d'autrui, vous instaurez une "esthétique du rebut de la société, un art des poubelles", "une chasse au trésor". Parlez-nous de cette période.

J. L'A. : Comme eux -mais avec le rebut de l'écriture- je recherchais la "beauté de l'inutile". Je m'appropriais des textes glanés au hasard de la presse, des livres, des murs ou de la bouche des gens, que je considérais comme de la poésie naturelle à l'état brut. La parenté avec Maxime Duchamp était évidente, c'est pourquoi je qualifiais ces créations de "ready made". Plus près de nous, je me suis trouvé dans la connivence de tentatives de plasticiens qui s'attachaient à réhabiliter la ferraille, les déchets industriels (néo-dadaïsme, néo-réalisme, César, Arman, Tinguely, etc.) J'étais donc très attiré par un art puisant sa raison d'être dans la pauvreté, le misérable, même.

 

J.R. : Années 60 : vous partez en guerre contre les émules de Tel Quel. Comment avez-vous lutté contre ces littérateurs universitaires (qui, à mon avis, ont totalement stérilisé la littérature et l'imagination, et nous ont fait entrer irrémédiablement dans la "littérature" médiatique par laquelle nous sommes actuellement submergés).

J. L'A. : Comment ai-je lutté contre eux ? Avec mes maigres pouvoirs, c'est-à-dire ma plume et mes modestes tirages mais sans le secours des médias, bien sûr, qui leur étaient entièrement acquis.

J'ai écrit tout au début des années 60, une lettre polémique bourrée d'ironie intitulée : "Lettre ouverte par mégarde par la con cierge de la revue Tel Quel et des pastiches des théoriciens du mouvement". J'ai même transformé ma manière d'écrire pour mieux me moquer d'eux.

La mode est beaucoup plus simple, cette année.

(Extrait de la Revue Française de Sociontobiologie) (Poème)

A Roland Barthes.

J.R. : De tous temps, d'ailleurs, vous vous êtes insurgé contre l'hermétisme (vous avez commencé d'en parler à propos de "Tel Quel"); el vous ironisez en disant que "ce n'est pas en taquinant le degré zéro de l'écriture que l'on arrive à faire des exquis mots glacés". Quelles sont les cibles ?

El quelle est, à partir de là, La définition de la poésie en général, de l'humour en particulier, puisque toute votre œuvre se situe dans cette "branche" ?

J. L'A. C'était inévitable. En 1946, Dubuffet - je l'ai déjà dit m'avait recommandé de me méfier, non pas de la culture, car elle est indispensable pour ne pas mourir idiot, mais de l"'asphyxiante culture", celle qui gangrène et tue la création par ses excès de pédanterie. Et, depuis, je ne prenais plus mes modèles que là où la culture avait l'air d'être absente, modestement camouflée, bien digérée.

Et, tout à coup, s'affiche un courant littéraire et de pensée qui se caractérise -et j'ouvre les guillemets "par un hermétisme têtu recourant" aussi à l'illisibilité pour attenter à l'existence même du langage". .Je suis donc parti en guerre contre cette intelligentsia qui, comme le disait Jean-Paul Aron, "depuis trente ans a gelé la culture française dans l'hiver de la théorie". C'est à partir de ce moment que j'ai décidé de me servir de l'humour comme arme en me souvenant qu'historiquement il avait souvent joué les contrepouvoirs pour renverser les bastilles. On sait que la moquerie a des effets destructeurs. Pour railler et me moquer de la pédanterie et de la prétention, je me suis donc amusé à prendre le contre-pied de cette poésie savante, sans avoir peur d'être ordinaire et banal même jusqu'à déplaire. Je me suis mis à écrire des vers de mirliton pour ridiculiser leur verbiage. A ce jeu suicidaire, je trouve une justification en affirmant "qu'écrire de mauvais poèmes c'est utile car ça met les bons en valeur". Dans une volonté d'aller à l'encontre du jeu commun, je me glorifie "de faire mon beurre avec du laid". Cette proposition peut paraître aberrante, alors qu'elle s'insère parfaitement dans une modernité que Malraux indique être née "le jour où les idées d'art et de beauté se sont trouvées disjointes".

 

J.R. : A l'inverse, vous affirmez militer en faveur d'une "poésie de communication". Pouvez-vous développer ce point de vue ?

J. L'A. : Je constate que, depuis l'avènement de la photographie, l'art qui cherche à s'en démarquer s'est engagé dans des aventures de plus en plus cérébrales et compliquées. Les "révolutions" de l'écrit, de Dada à Tel Quel, furent élitistes elles aussi. Une seule révolution populaire au milieu de ces soulèvements oligarchiques, celle de Prévert, et Prévert eut aussitôt un million de croyants en ses "Paroles " !

Je regrette que la poésie, par le jeu égoïste d'une poignée de mandarins, ne soit plus liée qu'à une petite coterie d'initiés, ce qui est paradoxal dans un monde gagné par une boulimie de la communication (radios libres, sauvages, pirates, cibistes, satellites, etc.) L'hermétisme est une hérésie, un illogisme, un égarement dans cette gourmandise d'échanger. Vive l'Art dans le métro et dans les rues ! C'est ce que Dubuffet m'avait appris bien avant...

 

Jean Dubuffet, "Paysage avec deux personnages", encre de Chine sur papier 4 juillet 1980. Dessin de la série des "Figurines".

J.R. : Vous vous situez de façon très affirmative dans la mouvance post-soixante-huitarde. Qu'entendez-vous par là ? Et comment la "Révolution" de 68 a-t-elle pu vous influencer autant ?

J. L'A. : Dans cette révolution culturelle de 68, je retrouvais toutes mes propositions. Alors que je recourais à une poésie approximative et disgracieuse pour me moquer de la poésie embourgeoisée et formaliste d'alors, des peintres et des plasticiens, pour s'opposer, eux, à l'art bourgeois, c'est-à-dire celui des musées, des salons et des coffres-forts, remettaient en cause les principes et les lois en usage. On désacralisa l'art en le rendant vulnérable et éphémère. On créa des oeuvres sans lendemain (happenings, performances, évènements, autodafés, body-art, etc.) On attenta ainsi aux notions de pérennité et de postérité. Alors que je faisais en poésie l'éloge du laid, on pratiquait ailleurs l'art kitsch, l'art pompier et la bad-painting, dans le désir de déranger, bousculer, déstabiliser l'establishment. On décréta que les notions de beau et de laid, d'intelligent et de stupide sont toutes relatives et qu'on pourrait sans inconvénient en intervertir l'ordre, à l'exemple de Coco Chanel assurant que "la mode consiste à faire du laid qui deviendra beau".

Moi aussi, je travaillais dans le laid en pensant que, plus tard, on admettra que ce laid pouvait être beau. N'oublions pas que Dubuffet -toujours lui !- en 1946, voulait réhabiliter la boue ! Et avant lui, déjà, Dada mettait des moustaches à 1a Joconde !

 

J.R. : "Ariane, ma soeur, de quel amour blessée, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée".

"Monsieur, je nourris mon enfant au sein, sans jamais joindre les deux bouts ".

Comment parcourt-on le chemin entre ce vers de Racine, considéré pendant des siècles comme le plus beau vers de la littérature française, et cette phrase d'une brave mère de famille écrivant à la Sécurité Sociale ?

J. L'A. : Bien que le mot "humour" ne soit apparu qu'en 1725 au dictionnaire (c'est un mot anglais emprunté au français "humeur"), sa présence se manifeste déjà sur les papyrus égyptiens et sur les poteries gauloises. On peut dire qu'au début, on utilise beaucoup d'animaux fantastiques à têtes humaines ou, à l'inverse, d'humains à têtes d'animaux.

Ce n'est que sous Louis XIII et Louis XIV que les médecins, dentistes et apothicaires remplacent les animaux. Au XVIe siècle, la caricature politique prend de l'importance grâce à l'imprimerie qui lui permet d'élargir son impact. L'humour s'attaque alors au "Pouvoir" et évoluera désormais suivant les tolérances que celui-ci lui accordera. C'est à Louis-Philippe qu'on doit les premières lois sur la liberté de la Presse. L'humour en profite, se déchaîne. Mal lui en prend ! On réprime ses impertinences, par exemple, lorsque Louis-Philippe se voit représenté en poire !

Ce n'est qu'en 1881 qu'un statut libéral est définitivement donné à la presse. C'est celui qui prévaut aujourd'hui, ce qui n'a pas empêché les procès en "diffamation". On peut d'une manière générale dire que l'humour fut surtout utilisé pour défendre des idées, se battre soit contre la tyrannie, soit contre la bêtise. Que les humoristes ont connu les prisons, les muselières, la censure, la quarantaine. Que cette traque les marginalisa. Que l'humour a vécu longtemps en ghetto.

Il a aussi évolué suivant les mentalités, la mode et l'esprit du moment, si bien que l'humour du passé ne nous amuse plus guère.

"La Caricature" de Louis-Philippe 1er, par Philippon (Musée Carnavalet)

 

Si on s'attarde plus particulièrement sur notre siècle, on s'apercevra qu'à la "Belle Epoque", l 'humour était plutôt léger et grivois, qu'il y eut rupture après la guerre de 40, qu'à partir de ce lendemain tragique, il est devenu plus grave, on pourrait dire "métaphysique" à une époque où "l'existentialisme" de Sartre apparaissait. L'opposition de l 'humour à la stupidité du monde se traduit dans la création par le non sens et l'absurde. L'humour noir, le voilà. Jusqu'au moment où, en 68, les valeurs basculent et où il fait lui-même la pirouette. Il était jusqu'ici réfléchi, intelligent ; il culbute alors comme le journal du moment, dans le "bête et le méchant".

On se sert du vulgaire, de la platitude et même du grossier en réaction contre ce qui était jusque là plutôt sage et bien-pensant. Pour faire image, disons qu'aux Beckett, Ionesco et Tardieu de l'après-guerre, se sont substitués des Arrabal et des Copi, qu'aux dessinateurs Maurice Henry, Chaval et André François, ont succédé les Topor, Wolinski, Reiser, Siné et qu'à l'esprit de Devos, fort apprécié des milieux littéraires, s'opposent à présent ceux, nettement moins raffinés, mais tout de même efficaces et populaires des Coluche, Desproges et autres Nuls et Inconnus.

 

J.R. Quelles formes a prises l'humour depuis le Roman de Renart, les poésies de Ruthebeuf... jusqu'aux "Pensées et Proverbes de Maxime Diclon" ? (Dans les différenls domdines de l'art).

J. L'A. Je pourrais vous répondre que la forme d'esprit illustrée par "Pensées et Proverbes de Maxime Dicton" aurait été très mal digérée avant 40.

Avant 40, les Français mordaient mal à l'humour anglo-saxon et la réciproque était aussi vraie. Il a fallu la guerre et la transformation que subit alors l'humour français pour que la compréhension s'établisse. Ce fut d'ailleurs la période où des Français comme André François eurent droit pour la première fois aux couvertures des grands journaux anglo-saxons comme " Punch " ou le " New-Yorker ". Les étrangers jusque-là, n'avaient jamais eu cet honneur !

 

J.R. Vous dites qu'à cause de certaines tournures de jeux de mots, l'humour franchit difficilement ses frontières. Au niveau du jeu de mots, je vous l'accorde, mais au niveau de "l'esprit ", ne pouvez-vous faire une exception pour certains livres comme "Un petit sourire, s'il vous plaît " d'Axionov, ou surtout les romans policiers. J'ai toujours le plus grand plaisir à retrouver "Fossoyeur" et "Ed Cercueil", les héros d'Ed Mac Bain.

J. L'A. : Pour ma part, je crois que l'humour supporte mal l'exportation ; il a des spécificités de frontières. Je ne suis pas sûr que l'humour juif fasse rire les Arabes, que l'humour du journal satirique russe krokodil amuse le Canard Enchaîné, que les histoires de Marius soient goûtées pleinement des nordistes qui, eux, n'ont d'yeux que pour leur Cafougnette ; et que les aventures de Ouin Ouin le Suisse s'acclimatent outre-Quiévrain. L'humour est différent selon les pays, les religions, les peuples et même suivant les métiers. Ces humours s'affrontent par chauvinisme. Et, à l'intérieur même d'un pays, l'humour se régionalise, défend son identité, ce qui nous vaut, cette fois, des querelles de clochers.

Le temps, de son côté, érode l'humour ; les ressorts ne sont plus les mêmes d'une époque à l'autre ; même d'une génération à la suivante. L'humour s'use. Qui de nous ne s'est moqué des histoires de grand père ?

 

J.R. : Alors que vous citez Duchamp ... Chaissac... vous semblez oublier Chassepot. Y a-t-il une raison précise à cet oubli d'un "sculpteur" qui me semble pourtant mériter le tapis…rouge pour entrer dans l'humour... noir.

 

J. L'A. : Quand vous évoquez l'oubli de Chassepot, je suppose que c'est mon livre " L'Humour raconté aux (grands) enfants " qui est en cause ? Mais, comme le titre le laisse supposer, il s'agissait, en bon pédagogue, de ratisser large, très simplement. Je n'ai d'ailleurs traité l'humour noir, dans ce livre, que sous l'angle littéraire. Cela dit, Chassepot est un modèle en or, d'humour noir. Quant à Chaissac, c'est plutôt pour moi un ludique à l'humour gai.

Pour Duchamp, le dadaïste, je serais d'accord, mais l'étiquette "humour noir" n'est apparue que plus tard.

J.R. : Lors d'un colloque, vous avez dit que l'humour qui, depuis 40 ans, n'avait cessé de grandir, "a pris de l'assurance et a cessé d'être controversé" et que nous en arrivons à "un humour basé sur la vulgarité et la platitude".

Personnellement, alors que depuis des dizaines d'années, j'ai toujours aimé el pratiqué l'humour, je ressens une véritable répulsion à Gaston Chaissac, dessin.

l'égard de celui que je situe au-dessous de la ceinture (tout ce qui "touche au sexe" -sans mauvais jeu de mots-, les histoires de "pédés "...

Pensez-vous que notre époque de débâcle des valeurs sociales et politiques ait généré celle évolution ? Si oui, par quel cheminement ? Sinon, comment l'expliquez-vous ?

J. L'A. : J'ai décrit par ailleurs cette dérive de l 'humour et ses raisons. Ce que je n'ai pas dit et qui répond à votre question, c'est que je crois à une fin de siècle de l'Art. Après une aventure passionnante, intense en recherche tous azimuts et une apogée que je situerai à l'exposition Pompidou en 1972, l'art a commencé à s'essouffler, puis à s'étioler et à dégénérer.

Les musiciens ne sachant plus quoi tirer des sons, explorent les bruits. L'un d'entre eux voulant pousser l'expérience jusqu'à l'absurde, a ouvert les portes au silence. Klein avant de se suicider, et après avoir épuisé la monochromie, convoque son public dans une galerie aux murs vierges. Aujourd'hui, un seau de sable sur un trottoir constitue un fait artistique.

L'humour, de son côté, se dégrade dangereusement en prenant des options scabreuses. Cela ne veut pas dire que l'art va mourir, l'histoire est là pour dire qu'il a toujours survécu à ses cendres. Une époque a même été baptisée Renaissance.

Maintenant, comme l'art, et l'humour qui en est un ingrédient entre bien d'autres, reflètent leur époque, il est normal que parallèlement, on voie les valeurs morales, sociales et politiques sombrer tristement elles aussi. Là encore, il faut espérer qu'après le Déluge, Noé sauvera quelques meubles.

 

J.R. Pour jouer un peu les prophètes, reprenons celle phrase de Malraux qui disait : "Le XXIe siècle sera mystique ou il ne sera pas". Pensez-vous que les curés paresseux, gros et gras, vont recommencer à sévir, et que l'on peut s'attendre à retrouver "l'Abbé-Casse" ou ''l'Abbé Tise" ? Sinon, quelle évolution pouvez-vous imaginer pour l'humour ?

J. L'A. : J'ai laissé supposer une fin de siècle de l'art suivie d'une renaissance. Qui dit renaissance implique une foi nouvelle, des croyances neuves, d'autres espérances. "Le siècle sera mystique" pense Malraux parlant en athée, car on peut croire en des valeurs cachées supérieures, sans pour cela leur coller un Bon Dieu derrière. "Je suis mystique au fond et je ne crois à rien", disait Flaubert. Dans ce renouveau, l'humour fera peau neuve. Sous quelle forme, je n'en sais rien, mais pour l'esprit, je sais que cette nouvelle foi qui l'animera, lui servira comme toujours à se battre contre quelque chose. Peut-être contre le trop parfait qui, sensément, sera la dominante du moment. L'humour est toujours là pour tempérer les excès, ramener les choses à leur juste mesure. C'est pourquoi il prend toujours les grands et les puissants pour cible.

 

J.R. : Après avoir vilipendé diverses catégories de pisse-vinaigre, vous vous situez dans le monde de l'humour par une mise au point qui n'en manque pas : "J'ai cette humilité devant la création, de considérer que, face à l'infini des sciences et la splendeur du monde, je ne suis finalement qu'un Con, un petit Con. Mais je ne jette pas pour autant les dés. Je ne m'abandonne pas au découragement. Tout en sachant que je suis un Con, un petit Con au milieu d'autres Cons, je m'attache à être un Con un peu moins con que tous les autres petits Cons, tout en ne perdant pas de vue qu'être un peu moins con que les autres Cons ne m 'empêche toutefois pas d'en être un".

Est-ce une façon de prendre de la distance face à un monde qui ne vous satisfait pas ; puisque, étant seulemerl aux trois-quarts de votre existence, il ne saurait s'agir d'un "testament intellectuel" ?

J. L'A. : Non. Ce n'est pas de la fausse modestie, c'est vraiment ainsi que je me considère ; c'est peut-être pour cela que je prends des coups de sang lorsque je vois autour de moi la pédanterie bomber le torse. Je ne noircis pas le tableau, je crois mon autocritique raisonnable. Je dis encore à mon propos que "je suis certainement un imbécile, mais un imbécile heureux de posséder l'intelligence de savoir que je suis un imbécile, mais qu'en revanche, si je me prends volontiers pour le dernier des imbéciles, je n'accorde à personne le droit de se considérer comme mon supérieur".

Précédemment, j'attribuais à l'humour le pouvoir de ramener les choses à leur juste valeur. Le premier devoir d'un humoriste c'est donc de ne pas se prendre soi-même trop au sérieux. L'humour a un pouvoir critique : la première vertu de l'humoriste, c'est de savoir se critiquer.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 11 DE MAI 1993 DES CAHIERS DE LA POESIE. IL EST PARU EGALEMENT DANS L'OUVRAGE INTITULE " FRESQUE D'ECRIVAIN : JEAN L'ANSELME AUJOURD'HUI " AUX EDITIONS DU SOLEIL NATAL (1997). rt DANS LA NOUVELLE TOUR DE FEU N° 36.

 

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