"JE VOUS TISSE UN LINCEUL"

Entretien de Jeanine Rivais avec Rosemarie Koczÿ

Témoin de l'Holocauste, vécu de 1942 à 1945.

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Après le discours de Ans Van Berkum (à l'arrière-plan) annonçant la belle et terrible exposition de Rosemarie Koczÿ, celle-ci remercie le public hollandais d'être venu nombreux.

Jeanine Rivais: Rosemarie koczÿ, partez nous de vos origines, de votre enfance : Qui êtes vous ?

Rosemarie Koczÿ : Qui je suis ? Comment vous répondre ? Il faudrait le demander aux Allemands puisque, à peine née, ils m'ont privée de mon nom et de ma famille.

Je suis née en 1939, en Allemagne, près de Recklinghausen. Mes parents se sont mariés en 1938, mais ils ont été divorcés par la Cour raciale en 1943. De cette union, nous sommes nées, ma soeur et moi.

En 1942, nous avons tous été déportés au camp de Traunstein, près de Dachau.

 

J.R. : A cette époque, vous étiez encore avec vos parents ?

R.K. : Oui. Je suis restée avec eux presque une année. Ensuite, on a obligé mon père à prendre l'uniforme. Il avait de faux papiers. D'origine hongroise, il s'appelait Koczÿ, mais il portait le nom de sa mère, Horstman qui était son nom de camouflage. Dès l'avènement de Hitler, tous les membres de 1a famille ont été séparés et n'ont plus eu aucun contact. Ils ont été classés "Untermensch" : ils appartenaient désormais à "la catégorie III" et ne pouvaient donc pas travailler ; et ils n'étaient désormais ni citoyens allemands, ni citoyens de leur ville ! Bien qu'issue d'une vieille famille juive allemande, ma mère appartenait désormais " à la troisième catégorie ", sans aucun droit civique. Toute la famille a été privée de papiers officiels pendant la durée de la guerre.

Dans le camp de concentration, on m'a d'abord laissée avec ma mère. : transportée en wagon à bestiaux jusqu'au camp d'Ottenhausen, sous camp de Natzweile Struthof, près de Sarrebruck. J'avais alors trois ans.

 

Ans Van Berkum avait chargé un orchestre d'exécuter des musiques de Louis Pelosi (compagnon de Rosemarie Koczÿ), musicien, compoiées autour de l'Holocauste.

J.R. : Combien de temps êtes vous restées dans ce camp ? Et comment en êtes vous sortie ?

R.K. : J'y suis restée de 42 à 45. Comme tous les enfants, je devais travailler sans relâche dans les champs, dans les écuries... En fait, je travaille depuis l'âge de quatre ans.

Nous avons été délivrés par les Anglais et un régiment de Noirs américains. Ils ont trouvé beaucoup de morts. Et la plupart des survivants ne pouvaient plus marcher !

Je n'ai aucun souvenir de ce qui a pu m'arriver de six à dix ans ! Seulement d'être dans un hôpital, avec la sensation de draps propres que je ne voyais pas... une délicieuse sensation de draps blancs et frais ; et celle d'être lavée !

 

J.R. : Vous "revenez à la vie" à dix ans : étiez vous toujours en Allemagne ? Et qu'était-il advenu de votre famille ?

R.K. : J'étais en Allemagne. On m'a rendue à mes grands parents qui étaient revenus des camps en 1945. Avant la guerre, ils étaient joailliers, mais déjà leur maison avait été pillée, leur magasin saccagé et les bijoux volés par les Allemands, en 1938, lors de la " Nuit de Cristal ".

Quand ils ont voulu rentrer chez eux, la maison était occupée par des officiers américains Et mes grands parents, encore à demi morts de la vie dans les camps, ont dû subir une autre agonie ! En apprenant qui ils étaient, ces Américains les ont menacés de leurs révolvers et les ont obligés à se traîner à genoux jusqu'à la cave, déplacer le tas de charbon " pour trouver les bijoux ". Quand ils ont compris qu'il n'y avait rien, ils ont, de colère, cassé à coups de hache, les derniers meubles, malgré les supplications de mes grands parents qui ne comprenaient rien à cette attitude à leur égard !

De dix à onze ans, je me suis occupée de ma grand mère paralysée, parce qu'aucun médecin allemand n'acceptait de venir la soigner. J'ai vécu chez mes grands parents jusqu'à la mort de ma grand mère ; puis j'ai été placée dans un orphelinat.

 

J.R. : Combien de temps y êtes vous restée ?

R.K. : Jusqu'à 20 ans. Là encore, il fallait travailler quinze heures par jour ! J'ai rarement vu ma soeur qui y était aussi. On nous avait séparées. Je l'apercevais à table, à l'église, parmi les deux cents enfants et handicapés mentaux qui vivions là, tous récupérés des camps. J'ai très peu vu ma mère, aussi, au cours de ces années, parce qu'au retour du camp, elle avait été déchue de ses droits maternels. Elle était sans logis, sa maison ayant été réquisitionnée ; et vivait dans un vieux wagon à bestiaux. Elle était jeune, vingt-cinq ans à la fin de la guerre. Elle est morte à trente-cinq ans.

Elle nous avait assuré que nous avions un frère, conçu et né dans le camp. Mais quand j'en ai parlé à l'Assistante sociale et au prêtre, puisqu'on nous obligeait à pratiquer la religion catholique, ils m'ont traitée de menteuse !

A l'orphelinat, nous n'avons jamais pu aller à l'école, seulement faire un apprentissage. Quand j'ai dit que je voulais être peintre, on m'a répondu que c'était un métier de prostituée et que personne ne paierait mes études !

 

J.R. : Donc, vous vous sentiez déjà une vocation très forte ? Aviez vous l'idée de ce que vous auriez aimé créer ? Ou bien aviez vous simplement le besoin de peindre dans la tête et dans les mains?

Et quelles étaient vos conditions de vie à l'orphelinat ?

R.K. : Nous devions travailler comme des domestiques, sans jamais la moindre rémunération. Il fallait laver à la main le linge, dans d'immenses lavoirs ; raccommoder pour toute la ville de Münster. Nous étions là, enfants de dix à quinze ans, debout devant des tables, de sept heures du matin à sept heures du soir...

 

J.R. : Mais à quelle date se passaient de tels évènements ?

R.K. : Nous étions en 1953. Aucun des enfants juifs ne portait son nom : Nous nous appelions Gertrude, Maria, Sophie, Rosewitha… les prénoms du calendrier catholique. Aucune vie privée, aucun droit à des échanges avec les autres orphelins : en cas de désobéissance, on nous séparait immédiatement. Rien d'humain ! Lever à 5h15, en récitant des prières. Puis le silence imposé, sauf en cas d'absolue nécessité. Et même souffrants, interdiction de rester au lit. Nous ne recevions aucun soin. Certains souffraient d'épilepsie :

la Sœur continuait tranquillement ses prières pendant qu'ils se tordaient par terre et écumaient. D'autres avaient été mutilés pendant la guerre. Leurs moignons étaient parfois si purulents que nous gardions pour eux notre mie de pain afin qu'ils puissent la mettre dans leurs prothèses.

A sa sortie du camp, ma mère était très malade. Quand elle est venue à l'orphelinat car elle voulait nous voir, on m'a dit : "Ta mère, cette prostituée, est là ! Mais tu ne la verras pas. Toi et ta soeur devez faire pénitence pour elle, pour ce qu'elle a fait dans les camps et dans sa vie !" On nous a fait porter, pour cette pénitence, des cailloux dans nos chaussures ; et autour de la taille, des cordes qui nous rentraient dans la peau !

On l'a laissée crier à la porte pendant quatorze jours ! Elle hurlait qu'elle voulait nous voir, car elle sentait sa fin proche ! Finalement, elle est repartie et elle a été hospitalisée. Un jour, la Mère Supérieure m'a convoquée dans son bureau et m' a dit : "Ta mère est morte. Voici un billet de train". J'ai donc revu, dans son cercueil, ma mère, le cou criblé de piqûres d'aiguilles de seringues... Je suis revenue. Et plus jamais personne n'a parlé d'elle.

 

J.R. : A vingt ans, vous avec enfin quitté l'orphelinat ?

R.K. : Oui. Ils m'avaient gardée jusque-là, parce qu'à la mort de ma mère, je suis tombée très malade. Pendant trois ans, je suis devenue comme autiste : je ne parlais plus. Je maigrissais à vue d'oeil. Prises de peur, les soeurs m'ont autorisée à aller une heure par jour après mon travail, prendre avec Soeur Bénédicta, des cours d'aquarelle. Je n'ai aucun souvenir de ce que je peignais, seulement celui du contact avec la peinture !

 

J.R. : Au bout de ces trois ans, alliez vous mieux ?

R.K. : Non. J'étais toujours très malade ; mais comme j'avais vingt ans, les autorités de l'orphelinat n'ont plus voulu me garder. J'ai donc été renvoyée.

Je suis allée chez mon grand père qui avait récupéré sa maison, et remontait petit à petit son magasin. Il avait près de quatre-vingts ans. Il m'a dit : "Rosemarie, il faut sortir de ce pays. Je suis trop vieux, mais toi, tu dois raconter ce qui s'y est passé. J'aimerais que tu ailles en Suisse. Nous allons demander ton passeport".

C'est ainsi que de Roswitha Wüsthoff qui était le nom de ma mère et que m'avaient attribué les Allemands, je suis redevenue Rosemarie Koczÿ. Mais quand nous sommes allés récupérer l'assurance que mon grand père avait souscrite à la " Barmer Ersatzkasse ", à raison de trois à cinq marks par mois, pour que j'aie un petit pécule le jour où je quitterais l'Allemagne, on a refusé de nous la verser, puisque mon nom était Koczÿ et non pas Wüsthoft. Je n'ai donc touché ni l'allocation qu'aurait dû me verser l'orphelinat, ni l'assurance !

Mon grand père m'a donné quatre-vingts DM., il m'a payé un billet et nous avons trouvé ensemble, à Genève, une place de bonne à tout faire dans une famille de Suisses allemands.

Me voilà donc en Suisse. J'ai quitté mon grand père, chargée par lui de cette mission de témoignage. Arrivée à trois heures de l'après midi, j'ai commencé le lendemain à six heures à travailler. Il en allait ainsi tous les jours, jusqu'à dix heures du soir, où je pouvais enfin dessiner jusqu'à une heure du matin !

 

Rosemarie Koczÿ découvre (avec Michel Smolec et Jeanine Rivais) ses grands tableaux qu'elle voit en entier pour la première fois !

J.R. : Pour la première fois, vous avez donc commencé à dessiner en toute conscience. Que dessiniez-vous?

Et combien de temps avez vous vécu dans ce pays ?

R.K. : J'ai tout de suite commencé à emprunter des livres à la bibliothèque. Je copiais des Gréco. C'est ainsi que j'ai appris à dessiner. Je reproduisais des portraits, je dessinais ici un visage, là mes propres mains ... Je dormais cinq heures par nuit !

Je suis restée en Suisse de 59 à 84. J'ai dû changer plusieurs fois de famille, jusqu'au jour où, enfin, j'ai pu parler des camps. Mais d'en parler m'a été un tel choc que j'ai fait ma première dépression nerveuse ! Mes patrons m'ont alors fait faire une cure de sommeil dans ma chambre de bonne, ce qui était interdit et dangereux. Quand j'ai fait des complications pulmonaires, le médecin s'est alarmé et m'a fait hospitaliser. Mais alors s'est posé le problème de savoir qui paierait ? Car cette famille qui était millionnaire, retenait chaque mois sur mon salaire, vingt francs pour une assurance qu'elle n'avait jamais contractée. L'hôpital s'est donc retourné contre elle. Bien sûr, je me suis retrouvée à la porte ! Heureusement, j'ai fait la connaissance d'une famille d'origine juive hongroise, les Rosenbaum, qui sont intervenus pour que je perçoive enfin ma rente d'orpheline ; et me trouver une place où, pour le même salaire, je travaillais à mi temps.

Comme je m'étais inscrite à l'Ecole des Arts Décoratifs, j'ai pu ainsi payer et mieux préparer mes cours, prendre une petite chambre indépendante. Mais je vivais sous la menace permanente de me voir retirer cette rente qui, pourtant, m'était due ! Et, à vingt-deux ans, je devais comme une enfant, présenter chaque mois mes notes au Consulat !

Cette vie a duré quatre années à raison de dix heures par jour, pendant lesquelles, m'étant mariée avec un Suisse, j'ai dû exercer quotidiennement trois professions pour qu'il puisse terminer ses études ! L'après midi, je préparais une exposition de tapisserie ; et la nuit, je faisais mes devoirs !

 

J.R. : Comment en êtes vous venue à faire de la tapisserie ?

R.K. : Cela faisait partie de mes études, avec la mosaïque, l'eau forte, les décors de théâtre, etc.

 

J.R. : Toutes ces matières portaient elles sur des sujets libres ou imposés ?

R.K. : C'étaient toujours des sujets imposés.

 

J.R. : Par conséquent, en dehors des performances techniques, il n'y avait dans votre travail aucune personnalité ?

R.K. : Non, aucune...

Je vous ai dit que j'avais commencé par copier des Gréco ! Puis j'ai étudié le nu ; et, à l'Institut Médical, on nous a fait disséquer des cadavres... J'ai donc eu une formation très classique. Ce travail n'avait rien d'intime, c'était juste un enseignement.

 

J.R. : Vous êtes donc restée en Suisse jusqu'en 1984. Ensuite, vous êtes partie aux Etats-Unis ? Avez-vous pu exposer ces tapisseries ?

R.K. : En quinze ans de vie en Suisse, j'ai réalisé pour gagner ma vie, soixante-dix tapisseries. Quel travail ! Quinze à seize heures par jour, car j'étais tenue à des délais ! Imaginez une tapisserie de 6,50 mètres qui doit impérativement être terminée à telle date ! A cause de ce travail intensif, j'ai subi quatre opérations des mains ! Il y avait en Suisse de nombreuses expositions de tapisseries et par moments, j'avais des commandes pour plus d'une année !

En 1981, j'ai été invitée aux Etats Unis, où j'ai rencontré Louis Pelosi. Nous avons pendant plusieurs années partagé notre vie entre les USA et la Suisse ; mais cela nous a créé tant de complications que nous nous sommes finalement fixés à New york. J'ai donc perdu mes commandes à Genève, puisque les gens voulaient que je travaille sur place.

 

J.R. : Comment en êtes vous venue à ces petits dessins terribles que nous voyons maintenant, généralement à l'encre sur papier, et en noir et blanc ?

R.K. : Je les ai commencés en 75. Cette expérience de cure de sommeil m'avait, une fois de plus, appris à me taire. Je n'ai donc plus parlé des camps. Mais c'était un besoin de plus en plus obsédant. Même sur mes tapisseries apparaissaient " des têtes de camps ". Je ne pouvais cependant pas rendre avec des textiles l'intensité de ce besoin. J'ai donc décidé de prendre de l' encre et de dessiner.

Un de mes amis, Stéphane Radulescu, architecte et émigré roumain m'a vivement déconseillé de continuer, car il savait qu'en Suisse, les gens qui aimaient mes tapisseries n'aimeraient pas ces dessins ! Je lui ai répondu : "Mais je ne peux plus me taire ! J'ai quarante ans ! J'ai tellement souffert! Il faut que j'extraie de moi toute cette souffrance, sinon je vais mourir !" J'ai continué quelques temps encore les tapisseries, tout en travaillant aux dessins que je ne montrais à personne.

Un jour., Michel Thévoz* a vu des photos de Stéphane Radulescu. Il est venu voir mes dessins et en a acheté sept grands, à l'encre pour la Collection de l'Art brut.

 

J.R. : Ainsi avez-vous inauguré la Neuve Invention ! A cette date, Dubuffet vivait encore ?

M.K. : Oui, c'était en 1985. Je lui ai écrit, sur les conseils de Thévoz, pour lui présenter les dessins. Il m'a vivement encouragée à dessiner ce que j'avais vécu !

 

J.R. :Vous exposez actuellement une importante série d'oeuvres, au Musée de Stadshof***, de Zwolle, en Hollande. Participez-vous souvent à des expositions ?

R.K. : Non. Seuls, les musées consacrés à l'Art singulier ont mes travaux. Ils décident des dates auxquelles ils les exposent. J'ai peu de contacts avec des galeries en Europe. En Amérique, seule la galerie Phyllis Kind et Jacques Karamanoukian exposent mes oeuvres.

 

J.R. ; Vous vous situez donc dans une attitude "outsider" : vous ne cherchez ni â vendre ni à exposer à tout prix. Vous agissez en fait comme les créateurs de l'Art brut, centrés uniquement sur leur création ?

R. K. : En effet. J'ai cru, un court moment, que des galeries pouvaient s'intéresser à mon travail. Mais, très vite, je me suis demandée ce que je faisais dans ce monde qui n'était pas le mien; face à ce mur auquel je me heurtais sans comprendre ce qui était derrière.

Mes oeuvres sont principalement à Lausanne, à Bègles et maintenant à Zwolle et en Allemagne, au musée Zander. Chaque fois que j'ai fini un cahier, je 1eur envoie quelques dessins. J'en ai ainsi donné plus de deux mille !

 

J.R. : Vous présentez à Zwolle une série de petits dessins dont quatre vingt dix ont été installés ensemble : composition à la fois terrifiante et merveilleuse, sur une immense cimaise, de petits personnages seuls, à deux au plus, serrés l'un contre l'autre, apparemment "non terminés ", comme s'ils appartenaient déjà à un autre monde.

On pourrait penser qu'avec eux, vous témoignez de la totale dépersonnalisation des victimes dont vous~"racontez" la vie, de leur inéluctable effacement final. Or, chacun conserve une caractéristique : jamais les yeux ne sont semblables, les cheveux, les membres...

R.K. : Mais personne n'avait de cheveux, au camp ! On commençait par nous raser de haut en bas. Et ceux qui avaient le teint trop brun, ceux là étaient blanchis ; on leur blanchissait la peau !

 

J.R. : Est ce à dire que, malgré toutes les horreurs qu'ils ont vécues, vos personnages gardent malgré tout, dans votre pensée, leur personnalité ?

En fait, comment "vivent ils" dans votre tête ? Parce que, ce qui est magnifique, c'est qu'avec toute cette mort présente en vous, vous sachiez les garder vivants !

R.K. : Même si un être est réduit au pire stade de non existence, un infime rayon de soleil, une mouche sur son corps, un tout petit rien le fait vivre. Au camp, où n'existait aucune personnalisation, il y avait toujours quelqu'un qui était une lumière pour d'autres, leur remontait le moral : un chant d'enfant, un dessin, une mélodie... un instant d'espoir, un moment humain... Mais le moment suivant, la gifle ! II était donc, puisque immédiatement vous vous retrouviez sous la botte, impossible de croire à la vie ! Mais il fallait se relever, recommencer à avancer grâce à ce que j'appelle son indestructibilité,

 

J.R. : Deux immenses dessins placés côte à côte, mesurant chacun 6,50 m de longueur, réalisés à l'encre de Chine et intitulés " Train de la Déportation ", renforcent cette impression de détresse absolue. En regardant ces personnages aux immenses yeux noirs exorbités et macabres, ou au contraire baissés, affligés, humiliés, surgissent des images de la mémoire collective : baraquements avec leurs châlits chargés de misère ; trains emportant vers les camps, dans des wagons à bestiaux, leurs "chargements"d'humanité désespérée...

Vous semblez, là, aller jusqu'au bout de l'horreur. Et cependant, vos personnages sont enlacés, s'aimant, s'entraidant...

R.K. : A ce stade, les gens n'étaient pas désespérés. Même ceux qui entraient dans le camp avaient l'espoir de revoir leur famille. La famille, les amis, leur pays, voilà leur raison de survivre !

 

J.R. : ... solidaires en tout cas ; noués ; doigts serrés soit sur leur peur, soit sur leur colère ?

Est ce à dire que pour vous, leur seule possibilité de survivre était cette solidarité et cet amour ?

R.K. : Oui. Exactement. C'est absolument vrai...

 

J.R. : Dans la deuxième salle, vous présentez d'immenses panneaux peints. Avec la couleur, vous semblez vraiment atteindre le fond de l'abjection (ce mot n'étant bien sûr pas à prendre péjorativement du point de vue des victimes ayant vécu l'épouvante et l'humiliation !) : Plus encore que dans les autres, ces yeux noirs, expressifs, semblent prendre violemment le visiteur à témoin.

Sur l'un des tableaux, des personnages en noir, blanc et rouge, sont placés côte à côte, comme dans les danses macabres du Moyen-Âge ?

Qu'est ce qui a motivé le choix de ces trois couleurs ?

Et cet alignement de squelettes noirs, sur le blanc et le rouge, indique t il que pour vous, dans ce cauchemar, tous les hommes sont égaux devant l'atrocité ?

R.K. : Absolument! Les squelettes blancs sont les fusillés du jour, Recouverts de chaux et empilés dans des fosses ! Et, au milieu des champs, les enfants paniqués courant dans tous les sens pour échapper aux balles des stukas qui descendaient sur nous en piqué ; ou celles des gardes allemands ! Et les amas de morts, agrippés les uns aux autres !

 

JR. : D'où le rouge ?

R.K. : Bien sûr ! Une fois, j'ai trouvé, sous un tas de morts, ma soeur encore vivante. Je pense d'ailleurs que c'est depuis ce temps qu'elle a le coeur très malade ! Que ses graves problèmes de respiration sont psychosomatiques et proviennent d'être restée sous les cadavres ou de se cacher sans cesse : en effet, à la fin de la guerre, à l'approche des Alliés, les Allemands fusillaient sur place quiconque ne pouvait plus marcher ! Seuls ont survécu ceux qui parvenaient à courir et se cacher !

Il y avait, dans les terrains et les champs du camp, de grandes feuilles au milieu desquelles nous nous dissimulions. Je les ai très bien reconnues, quand nous avons visité le camp, en 95. Imaginez la peur, le souffle coupé, quand approchait la botte noire et que brillait le poignard !

Les cadavres que j'ai peints, sont donc ceux que j'ai vu empilés tout autour de moi

 

J.R. : Et le choix du bleu ?

R.K. : C'était encore un peu de vie. Quelqu'un à qui restait un peu de force ! N'oubliez pas que, dans le camp, nous volions de la nourriture. Comme les autres, j'en ai volé. Donc, ceux à qui je l'avais dérobée, ne mangeaient rien ce jour là !

J'ai parlé maintes fois de ce petit bidon que nous possédions, et qui était sacré, car nous y versions à tour de rôle, la soupe, les doryphores ramassés dans les champs de pommes de terre, nos excréments la nuit, puisque nous ne pouvions sortir des baraquements sans risquer d'être abattus ! Souvent, je me réveille, la tête pleine de ces horribles odeurs de diarrhée due au typhus ! Et des scènes ou nous, les enfants, nettoyions nos jambes souillées, avec du sable ou de la terre, parce que nous avions compris que rester propres, c'était rester vivants !

 

J.R. : Sur d'autres oeuvres, vous avez peint d'immenses personnages comme jetés sur le papier ; ou au contraire, des groupes d'homuncules...

R.K. : C'est la vision qu'avait un enfant travaillant dans les champs, au milieu de silhouettes toujours penchées, et apercevant au loin d'autres travailleurs, minuscules à cause de l'éloignement... Moi, je voyais toujours des personnes très grandes !...

 

J. R. :Dans ces oeuvres là, tous semblent en situation de fuite : Quelles sont, pour vous, ces possibles fuites : esprit ; volonté d'en finir, suicidaire peut-être... On a beaucoup épilogué dans la littérature et les films, sur cette espèce de jouissance morbide de la douleur, etc.

Toutes ces éventualités existent-elles pour vous ?

R. K. : L'idée d'une possible jouissance morbide est uniquement intellectuelle, et ne me concerne pas, moi qui aime tant la vie ! Comment pourrais je parler de morbidité, quand il s'agit de réalité historique. Les camps et les Nazis ne sont pas de l'esthétique, c'est la vérité. Et pour moi, n'existe que le temps de la mémoire qui me ramène au passé !

J'ai maintenant 58 ans, et je me souviens très précisément de ces années : les odeurs ; les mains de ma mère que j'ai si peu senties sur mon corps ; la présence de mon père ; la vie de famille ; l'envie d'exister, de jouer, moi qui n'ai jamais pu le faire. Je n'ai même pas eu la possibilité de parler ma langue maternelle ! Etre "des bras et des pieds pour travailler" est la seule réalité que j'aie connue !

 

J.R. : Sur d'autres peintures, vous avez mis quelques semblants d'herbes, comme actuellement, on imagine la forêt vietnamienne après le napalm...

Votre oeuvre prend elle en compte toutes les guerres du monde ? toutes les victimes sont elles les vôtres ? Ou au contraire, restez vous centrée sur votre douleur, votre conscience, votre calvaire personnel, votre mémoire, le génocide de votre peuple ?

R.K. : Je ne me souviens que de mon Holocauste, de l'extermination de mon peuple, de mon camp !

Je ne peux parler du Vietnam où je ne suis jamais allée ! Bien sûr, je compatis aux souffrances de tous les peuples agressés, mais je n'en ai qu'une connaissance à travers les livres et les journaux.

Je ne peux que témoigner de ma propre vie. Si j'agissais autrement Je deviendrais folle. Je pense à ceux que l'on a enterrés comme des bêtes, alors que dans toutes les civilisations, on pleure ses morts et on prend le temps de les enterrer rituellement ! Je pleure ceux qui avaient le droit d'être conservés dans les mémoires et n'ont jamais été pleurés, n'ont jamais été ensevelis dans la dignité.

Avec mes oeuvres, je suis en train de leur rendre cette mémoire et cette dignité. C'est pourquoi j'écris au dos de mes dessins : " Je vous tisse un linceul ". J'essaie de leur rendre le respect qu'on leur a refusé dans la mort. J'ai gardé en moi leur visage ; et pour eux, je pleure sur "mon Holocauste" qui, trop souvent, a été nié. Je "Le" dessine pour que jamais une telle tragédie ne se reproduise !

 

J

.R. : Dans ce monde d'indicible épouvante, vous peignez des squelettes dont la puissance visuelle atteint celle des créations de Goya dénonçant " Les malheurs de la guerre ".

Avez vous conscience, avec la couleur, d'élargir voire témoignage, et d'atteindre à la culture ?

R.K. : Mais l'idée de culture me laisse complètement indifférente ! Elle ne parle que d'esthétisme ! Moi, je crie la vérité, c'est tout ce qui m'importe ; et la justice pour les victimes !

 

J.R. : Enfin, dans cette présentation d'individus aux bras démesurés, tendus vers le ciel comme pour prolonger l'imploration ; dans ce monde de suppliants, de gisants, se retrouvent certains personnages réduits à une infime ligne, et placés en lévitation sur la feuille...

R.K. : Ils étaient ainsi, étendus ou recroquevillés, puisque la plupart ne pouvaient plus marcher !

 

J.R. : Nous sommes presque au niveau du signe. Ces personnages sont ils, pour vous, l'ultime trace d'existence ?

R.K. : L'ultime trace d'humanité. La preuve qu'eux, au moins, avaient encore un souffle de vie et de dignité ; car leur Vie, chaque Vie est UNIQUE !

 

J.R. : Tristes, désespérées, vos petites créatures ne suggèrent cependant jamais ta haine.

Est-ce de votre part une volonté raisonnée ?

R.K. : Pour réclamer justice sur ceux qui ont réduit des êtres humains à un tel point de non-identité, il ne peut y avoir de haine ; mais de la justice ! Je demande justice !

 

J.R. : Enfin, dans nombre de dessins, vous construisez sur le fond, une sorte de motifs répétitifs, tendu de l'un à l'autre des personnages lorsqu'ils sont en groupe ou du personnage vers les bords du dessin.

Ce motif me fait penser à du tricot, c'est à dire quelque chose que l'on construirait : pourrait il être un lien indéfectible donnant du courage, un possible espoir précis bien que fragile ? Ou, au contraire, dans votre esprit, suffirait-il de lâcher une maille pour qu'il se défasse irrémédiablement ?

R.K. : Peut être ai je voulu rappeler combien les camps. et plus encore les wagons à bestiaux, étaient des espaces clos et réduits ...

 

J.R. : Peut être. Tout de même, ce graphisme obsessionnel, si finement élaboré, que vous répétez de dessin en dessin, doit forcément avoir un sens plus évident ?

R.K. : C'est le linceul que je tisse à mes morts pour les couvrir, comme c'est la coutume dans le rituel juif.

Nous, les survivants, sommes brutalisés pour la vie. Nous ne serons jamais libérés parce que nos mémoires sont toujours vivantes. Plus que jamais, je me souviens comme ces vieillards qui parlent de leurs parents de cette enfance dont j'ai été spoliée. Je vis chaque jour plus vifs, mes souvenirs.

Dans ce sens là, les Allemands ont réussi : ils nous ont tellement victimisés, que cinquante ans après ils ont encore le dessus parce que, ce qu'ils ont fait, ils l'ont accompli ! C'est cela, l'horreur !

En 92, grâce à la Croix Rouge, j'ai enfin trouvé mon frère, et nous sommes allés lui rendre visite pour son cinquantième anniversaire, en 95, quand j'ai visité pour la première fois mon camp. Or, sa femme et lui nient l'Holocauste ! Ils disent que je n'ai jamais vécu ce que je raconte ! Que vu mon âge au moment de la guerre, je ne peux en avoir gardé la mémoire ! Je les ai donc perdus à peine trouvés, car j'ai dû prendre une décision grave : ce que j'avais vécu était il vrai ; ou bien, pour garder un frère, allais je le renier, accepter de ne pas en parler ? C'était impossible, car ce faisant, j'aurais gravement causé du tort à la mémoire de mes parents ; à ceux du camp, comme à ceux des deux camps qui y sont morts ! C'est ainsi que l'Allemagne a définitivement détruit ma famille qui est si importante pour moi !

 

J.R. : Pensez vous que les films qui ont été tournés sur la vie dans les camps, sur les évènements de cette terrible guerre 39 45... aient contribué à accentuer, fausser ou vulgariser l'intensité de l'Holocauste ?

R.K. : Je n'en ai jamais vu ; je n'en verrai pas. Je ne suis pas quelqu'un qui vit par médias interposés. Je vis mon Holocauste, et je n'ai pas besoin d'aller voir si on l'a vulgarisé ou respecté : il est encore trop évident en moi !

Peut être quelques spectateurs sortent ils sensibilisés au problème ? Mais beaucoup voient ces films par voyeurisme ou comme une distraction. Et la plupart paient leur billet, restent deux heures au chaud, pleurent une larme et puis oublient !

Mais ceux qui sont des survivants ou vivent parmi des survivants, savent vraiment ce qu'a été l'Holocauste. Que ce n'est pas de l'esthétisme, mais la vie ! Et que la vie n'est pas du cinéma !

 

J.R. : Comment reliez vous la violence psychologique de cette vie si "impliquée", justement, à votre implication dans l'Art singulier ?

R.K. : Je ne prétends pas être une artiste. Je travaille chaque jour comme un ouvrier, à cette mémoire collective. Je suis seulement quelqu'un qui rend justice. Par contre, je trouve que dans le monde de l'art, trop de gens se prennent beaucoup trop vite pour des artistes !

 

J.R. : Vous voulez dire que la multiplication des créateurs "Singuliers" va forcément contribuer à atténuer des oeuvres aussi violentes que la vôtre ?

R. K. : Oui. Leur démarche va nier la réalité de ceux dont le témoignage est authentique ; ceux qui n'ont pas eu le choix d'être autre chose que des créateurs hors les normes. Je crains qu'une fois encore, la malhonnêteté prenne le dessus sur la modestie de ceux qui oeuvrent en silence ! Certes, beaucoup sont sincères ; mais les autres constitueront bientôt une force économique : le ver, hélas, est déjà dans le fruit !

D'où ma volonté de témoigner sans trêve ; aller dans le sens de l'histoire ; retrouver avec les grands yeux de mes personnages, l'implication des grands yeux qui ont vu l'horreur de l'humanité des sculptures sumériennes, etc. Mon grand père disait : "Toi, tu dois témoigner !" Dans chaque village africain, quelqu'un est là pour témoigner de ce qui est arrivé à la tribu. En essayant de maîtriser les langages dont je participe, en Occident, certes, mais aussi de toutes les cultures qui ont trouvé un moyen de transmettre un vécu, je manifeste comme eux, ma volonté de laisser des traces, de témoignage et de mémoire collective.

 

J R. : C'est dans ce sens, que je vous ai demandé tout à l'heure, si vous aviez conscience, au delà de votre volonté de témoignage, de vous rapprocher de la culture ?

R. K. :Mais ce n'est pas de la culture : ce mot est trop souvent devenu péjoratif ! Moi, j'appelle cette démarche, la mémoire du temps ! La culture est quelque chose que l'on discute. La mémoire se vit, et c'est toute la différence !

 

Entretien réalisé à ZWOLLE (Hollande) le 4 mai 1997.

Née en 1939, Rosemarie Koczÿ est décédée en 2007.

 

(Louis Pelosi, Rosemarie Koczÿ, Ans Van Berkum, Tom Blekkenhorst, Michel Smolec.

Réunion après l'entretien entre Rosemarie Koczÿ et Jeanine Rivais).

* MICHEL THEVOZ : conservateur désigné par Jean Dubuffet, lors de la fondation de la Collection de l'Art brut, avenue des Bergières. LAUSANNE. (C. H.)

**Les oeuvres de ROSEMARIE KOCZY sont visibles en permanence : à Lausanne ; et au Site de la Création franche, 55, avenue du Maréchal De Lattre de Tassigny 33130. BEGLES.

*** Le Musée de Stadshof, musée d' " Outsider Art " était implanté à Zwolle (Hollande), et possédait une très belle collection d'œuvres naïves, brutes ou singulières. Il a été fermé quelques années après l'exposition dont il est question ici.

 

Cet entretien a été publié dans le N° 61 de Novembre 1997 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. Et, traduit en anglais par Louis Pelosi, dans le N° Hiver 1998/99 de la revue anglo-saxonne RAW VISION.

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