Voyage au pays des souvenirs

Entretien de Jeanine Rivais avec BERNARD JOURDAN

**********

Jeanine Rivais: Bernard Jourdan, pourquoi ne pas choisir, pour commencer notre entretien, quelques lignes de Michel Héroult, publiées à votre sujet dans La Nouvelle Tour de Feu ?

"A l'heure présente, une forme de poésie se fait qui opère une fusion entre Surréalisme et Ecole de Rochefort. Le nez au mur, nous ne voyons rien, mais nous sentons bien sous nos pieds que passe un courant souterrain. Ma thèse est la suivante : Bernard Jourdan appartient à ce courant ou, peut-être, l'annonce..."

Bernard Jourdan : Ces lignes sont déjà anciennes. Il faut les prendre au pied de la lettre : Il ne s'agit nullement de me présenter comme un des précurseurs, voire un des chefs, de la poésie "nouvelle" qui est multiforme ; mais de constater tout uniment que pour ceux de ma génération, le Surréalisme n'est plus de mise et que l'Ecole de Rochefort ne s'est pas renouvelée par l'arrivée éventuelle de jeunes poètes.

Au camp de prisonniers, du temps des années noires de la guerre, nous nous étions retrouvés à plusieurs, au hasard des affectations. Nous avions pris l'habitude d'organiser des réunions au fond d'une baraque, autour d'un châlit. Il y avait là Guy Lévis-Mano, bientôt affecté à un autre camp ; Jehan Mayoux, fort lié aux Surréalistes, et qui avait déjà publié "Mais" et "Ma tête à couper" ; quelques autres poètes... J'étais parmi les plus jeunes, n'ayant pour ainsi dire encore rien publié. Et provincial, de surcroît ! Nous parlions beaucoup. Nous nous récitions des poèmes par cœur. Nous avions peu de livres. La seule révélation, pour tous, fut le recueil des "Rois Mages" de Frènaud. Nous n'avions aucune envie de changer l'ordre des choses poétiques, moi pas plus que les autres. Au cours des années suivantes, après le retour au pays, d'autres, nombreux, s'en sont chargés ! Peut-être faudrait-il avancer des noms ? Je ne me suis mêlé à aucun de ces groupes. Je ne l'ai jamais regretté. J'ai eu des amis dans plus d'une revue. Ce n'est pas pour autant qu'ils adoptaient mes textes. Comme vous le savez, je n'ai publié que fort tardivement, en 1950 et 1951 ; et puis à partir de 1980, un quart de siècle plus tard, quelques minces plaquettes dont il fut fort peu parlé. L'une, "Midi à mes portes", parue chez Seghers, fut écrabouillée en quelques mots par l'un des critiques reconnus de l'époque ("Des poèmes qui ne veulent rien dire, dans une langue qui ne vaut rien").

Où serait donc le Bernard Jourdan chef d'école ? Créateur d'une poésie nouvelle ? Hé, les disciples ! J'ai 80 ans tout-à-l'heure ! Manifestez-vous !

 

Jeanine Rivais : Revenons à la Nouvelle Tour de Feu : Vous y êtes depuis le premier jour, membre du Comité de Rédaction...

Bernard Jourdan : Oh bien indolent... bien indolent...

 

Jeanine Rivais : Vous y avez publié votre plus récent recueil, le quinzième : "Imagerie dévote". A ce sujet, il va falloir, au cours de notre entretien, vous expliquer sur le choix de ce thème...

Bernard Jourdan : Je vous arrête tout de suite. Ce n'est un secret pour personne que j'atteins un âge certain. Quinze recueils, ce n'est pas un chiffre exorbitant. Voyez chez d'autres ! Mais considérez mes dates. Mes premiers recueils sont d'une extrême minceur. A peine quelques pages. C'est en 1976, donc 25 ans plus tard, que paraît "La main courante". Une douzaine de courts poèmes, et en Belgique, qui plus est ! J'approche, à ce moment-là de la soixantaine !

 

Jeanine Rivais : Quelles sont les raisons de cette "discrétion" ?

Bernard Jourdan : Très simple. Les poèmes de ma jeunesse et de mes vingt ans, en langue française et en langue provençale, ont disparu quand la bastide paternelle, située aux portes de Toulon, a été bombardée. Je n'ai retrouvé que quelques pages. Les poèmes de guerre ont disparu dans la débâcle et ceux de la captivité dans l'autre, celle de la froidure et de la neige...

 

Jeanine Rivais : Un quart de siècle de silence, voilà qui est peu courant dans l'œuvre d'un poète !

Bernard Jourdan : Mais je n'ai pas été "silencieux" ! J'ai écrit, pendant ce temps, et publié plusieurs romans. J'ai eu le prix des Deux Magots en 1961. J'ai publié d'innombrables comptes-rendus de lectures, des contes, des nouvelles, dans des revues diverses (Dont "Critique", "Les Cahiers du Sud.. .). J'ai beaucoup écrit sur Follain, sur Pierre Albert-Birot, Dhôtel, etc. J'ai fait partie pendant quinze ans de la Commission des Livres de l'Education Nationale. J'ai beaucoup écrit sur la pipe et le tabac dans la "Revue des Tabacs". J'ai même tenu la chronique pédagogique dans "l'Os à Mœlle" du cher Pierre Dac.

Et j'ai beaucoup voyagé.

Surtout, j'ai fait de mon mieux mon métier, celui d'enseigner.

Mais au bord de la soixantaine, l'âge venu de la retraite, je n'avais publié que quelques poèmes, dans les rares revues qui avaient bien voulu m'accueillir. Des années plus tard, retrouvant ces textes, j'ai pensé que je n'avais pas été assez sévère pour ces écritures ; qu'il y avait là trop de facilités, de faiblesses. J'ai déjà dit, et je le répéterai toujours, qu'on écrit trop, qu'on publie trop ; et que plus vite encore, on le regrette.

J'ai en effet, participé à l'histoire de "La Nouvelle Tour de Feu". J'ai publié des vers dans des numéros de 1936, lorsqu'elle s'appelait "Reflets", avant de s'appeler "Regain".

Un des fondateurs en était Michel Veloppé. Son père avait été nommé directeur des Services Vétérinaires départementaux à Draguignan. Ils habitaient dans une maison proche de l'Ecole Normale où j'étais élève-maitre. Je rencontrai Veloppé et, un peu plus tard. En 1936, Boujut qui était venu préparer avec son ami le numéro suivant.

C'est à ce moment-là que je fondai "Sources" qui compta tout de même six numéros, et des collaborateurs dont plusieurs firent carrière.

Après, ce fut pour nous tous, le service militaire, la guerre, la captivité (ou pire). Quand je rentrai d'Allemagne, j'appris que Boujut avait survécu. Je lui écrivis. Je le revis pour la première fois, faisant une halte dans les environs pour une fête de famille, chez lui, à Jarnac, en septembre 1946. Je figure, par quelques vers, au sommaire du premier numéro de "La Tour de Feu". Il y avait aussi Lacôte, d'autres...

Et la grande aventure commença. Je demandai et obtins un poste à Paris. Et un logement. Nous y sommes encore. Dès mon arrivée, en 1949, j'ai rencontré la plupart des poètes de mon âge et quelques-uns plus âgés (Fombeure, Follain, Frènaud, Guillevic, Dhôtel, le cher Pierre Menanteau), et même des ancêtres (Paul Fort, Vildrac, Klingsor).

Le mercredi soir, à la brasserie Lipp, se retrouvaient beaucoup de gens. Mais je n'ai jamais fait partie de ce qu'on pourrait appeler une équipe, ou une école, comme l'école de Rochefort. Ce ne fut jamais dans mon tempérament. J'assistai, il est vrai, à de nombreuses réunions de "La Tour de Feu" où je connus bientôt tout le monde. A part Claude Roy, je crois que je demeure le plus ancien de l'équipe originelle, même si j'avais pris le train en marche. J'écrivis de moins en moins dans la revue. Et on ne me lut guère ailleurs.

Manque d'inspiration ? Je ne crois guère à l'inspiration. Les poètes médiocres sont toujours inspirés. Mais il y a des jours (et des nuits d'insomnie) où des phrases, des images vous viennent en tête, s'installent. Pourquoi ? Qui saurait le dire ? C'est la naissance éventuelle d'un poème. Je le griffonne sur un coin d'enveloppe, une page de carnet. La plupart du temps, cela ne va pas plus loin. Parfois, cela prend forme, volume, commence à frissonner, à se soulever, à chantonner. Le poème vient avec le temps.

Ce manège peut durer des semaines, des mois. Ou finir dans la corbeille à papier. A ce train-là, et à cause de cette perpétuelle insatisfaction, la page n'est bientôt plus qu'un grimoire.

D'autre part, je considère qu'un poème est toujours trop long. Dans un sonnet, il y a toujours au moins un vers de trop ; dans chaque phrase, des mots inutiles. Je fais la chasse aux adverbes, aux adjectifs, aux images, à tout ce tralala qui n'apporte rien, que des regrets tardifs. Jules Renard disait : "L'image, cette cause de vieillesse du style...". Il me semble que l'image, c'est ce qui détruit un poème...

 

Jeanine Rivais : Dans le recueil évoqué ci-dessus, vous avez écrit des poèmes en prose, comme dans "Adieu grand vent" ou les déjà lointaines "Mémoireries" qui alternaient avec "Elégies de Grèce", "Monologue de l'an" et "Dix-sept élégies" conçues en vers libres, mais d'essence classique...

Bernard Jourdan : Et je puis vous dire que le prochain recueil sera de poèmes en prose... Une quarantaine environ...

 

Jeanine Rivais : Pourquoi choisir cette forme d'écriture ?

Bernard Jourdan : Si je le savais ! J'écris dans l'une ou l'autre forme, jamais dans les deux à la fois. Tous mes recueils, vous l'aurez remarqué, sont des ensembles construits autour d'un thème général. J'écris des poèmes en prose pendant un certain temps, puis des poèmes en vers pendant une période nouvelle. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Et pourquoi ces thèmes de lieu ou de temps, d'espace ou de durée ? C'est involontaire chez moi.

 

Jeanine Rivais : Pour en revenir à "Imagerie dévote ", le style de ce recueil est beaucoup plus familier que les autres : Une imagerie presque d'Epinal ! Partant, plus proche de la prose poétique que de la poésie libre, à l'unisson du dialogue que vous établissez avec vos saints.

Parfois même, la confidence exclut le lecteur qui ne connaît pas l'anecdote, vous suivez votre idée, prenez à témoin tel " interlocuteur ", le raisonnez et repartez dans vos exhortations, faites le tour de vos sujets familiers (la guerre, les camps, la misère) ; et ne réélargissez votre vision que pour "quitter" ce singulier ami, et passer au suivant. Etes-vous d'accord avec cette démarche ?

Bernard Jourdan : Hé, mais ! Vous avez tout compris ! C'est un témoin qui parle, et ce n'est pas forcément moi ! Ma poésie est, le plus souvent, événementielle, un peu le "j'étais là, telle chose m'advint" ; cet événement pouvant être tout à fait minime : le vol d'un oiseau, le mouvement d'une branche, un gant perdu... Bon nombre de poètes s'acharnent à la publication de leurs textes : Il convient au contraire de s'attacher à l'écriture. Il y a bien sûr chez moi un certain nombre de poèmes codés, serait-ce au coin d'une page. Saint Picoussin est le seul saint de fantaisie. Et encore ! Il mériterait d'avoir vécu. Et je sais qu'il m'attend, ainsi que tous les miens, de l'autre côté de la porte. Mais les autres ! Sainte Agathe est le village du Grand Meaulnes et un extraordinaire tableau de Zurbaran ; Saint Claude est le patron des pipiers ; Saint Laurent, le saint de ma paroisse; Saint Sébastien celui des prisonniers ; Saint Nicolas, quel maître d'école, ressuscite des enfants martyrisés (cela ne vous suggère rien ?)... J'avoue y avoir mis plus d'une fois quelque malice.

 

Jeanine Rivais : Vous avez souvent, dans vos poèmes, évoqué votre carrière d'instituteur. Elle semble avoir beaucoup compté dans votre vie, déterminé votre attachement au terroir, aux coutumes...

Qu'est-ce qui a pu pousser un vieux laïque comme vous à évoquer des saints et des saintes? Pire, à être avec eux à "tu et à toi ", dans cette sorte de calendrier poétique ?

Bernard Jourdan : Eh oui ! Un instituteur est, lui aussi, une espèce de saint ! Un instituteur, ça ne fait pas carrière! Ça travaille pour un maigre salaire. C'est un métier de chien ! Mais adorable ! Mais admirable ! Je n'en connais pas de plus beau ! On fait ce qu'on peut, du mieux qu'on peut ! Et il y a la présence des enfants !

Mon attachement au terroir et aux coutumes, parlons-en ! J'ai été, à mes débuts, quatre ans "instit" dans mon village natal. Mais cela fait cinquante ans bientôt que je vis à Paris. Et n'oubliez pas que j'ai beaucoup voyagé.

 

Jeanine Rivais: Vous n'avez pas répondu à ma question !

Bernard Jourdan : La réponse est pourtant simple ! La laïcité, c'est une fenêtre ouverte; s'y montre qui veut. C'est une porte entrebâillée : la pousse qui veut. J'ai toujours eu des classes très chargées ; et, à Paris, fort mélangées. J'ai passé une quinzaine d'années dans le grand collège de briques roses qui, de l'autre côté du canal, fait face au célèbre Hôtel du Nord. C'était, plus que maintenant, un quartier cosmopolite. J'y ai toujours été l'ami de tout le monde. Et j'en aurais à raconter ! Ma laïcité me permet donc de me livrer à mon petit prêche (dois-je dire prêchi-prêcha) dans, je l'espère, l'amitié de tous ? Vous remarquerez que je ne m'adresse à mes saints qu'avec déférence et amitié, comme au dédicataire, poète et ami des poètes, de cette plaquette.

La laïcité n'est pas une vertu. C'est une forme de gouvernement. Une liberté supplémentaire dont tant de gens sur la planète sont privés. Mais une liberté essentielle. Je ne vais pas vous faire un cours là-dessus. Avez-vous remarqué que, dans la plupart des dictionnaires, le mot qui suit "laïcité" est le mot "laid" ? Mais, pour moi, la laïcité reste la forme idéale de gouvernement. (Je vous renvoie à la définition du même dictionnaire), mais elle n'a rien à voir avec mon imagerie.

Dévote ? 0 combien ! La dévotion ne s'adresse qu'aux saints et aux saintes. Mes murs sont couverts de livres en grand désordre, je le reconnais. Mais, à portée de la main, que voyez-vous ? La Sainte Bible, l'Imitation, l'Introduction à la vie dévote... Et puis également une icône, une croix grecque, un Christ de ma fabrication (avec des racines de roseaux). "Imagerie dévote" me paraît donc un titre simple et qui mérite d'être retenu.

 

Jeanine Rivais : Revenons à votre biographie : Vous avez dit que, se situant à part, vos poèmes sont diversement reçus. Néanmoins, vous avez, en 1994, été élu co-administrateur de la Maison de Poésie (celle de la rue Ballu) : Qu'a signifié pour vous cette nomination ?

Bernard Jourdan : C'est une distinction et une marque de confiance auxquelles je ne m'attendais pas, ne les ayant bien entendu, aucunement sollicitées. J'y ai été accueilli comme un ami par ceux qui m'ont fait l'honneur de m'élire parmi eux. Je puis affirmer que ce n'est pas une sinécure. Le travail ne manque pas, car la bibliothèque contient des milliers de volumes sur la poésie et les poètes, etc... J'aime croire, néanmoins, que ma poésie est pour quelque chose dans ma nomination ; mon désordre perpétuel, ma distraction, ma sainte horreur des chiffres et des paperasses, étant proverbiaux. . .

 

Jeanine Rivais : Dans un précédent entretien, paru dans une autre revue, vous avez publié le manuscrit d'un poème en cours, donc c'était la énième version, mille fois corrigée. Travaillez-vous toujours ainsi?

Bernard Jourdan : En poésie, oui. Pour le reste, romans, nouvelles, contes, etc., cela dépend. D'ailleurs, je ne surcharge pas mon texte, bien au contraire, je l'allège, je le précise ; j'écarte tous les mots inutiles, toutes les images vaines... Et les versions s'ajoutent aux versions. Il peut y en avoir une demi-douzaine.

Jehan Despert, dans une récente chronique, rappelait une phrase d'André Frènaud :" Même attitude chez Follain, il suffit de voir ses manuscrits.

Ma démarche est similaire pour les poèmes en prose. Il y faut même, me semble+il, encore plus d'attention pour ne pas se laisser prendre au charme et aux facilités de la rime. Mais, je n'appelle point poème en prose quatre ou cinq petits bouts de phrases qui se promènent dans une grande page. Je ne dis pas que cela m'indiffère, mais je n'y trouve pas ma pitance.

Je n'ai pas d'opinion sur le vers libre. Je sais seulement, par expérience, que c'est fichtrement difficile ; et cependant, cela peut paraître à l'un ou à l'autre, comme une solution de facilité. Finalement, je n'ai pas de préférence. Disons que le poème en vers donne de grandes certitudes, le poème en prose de grandes satisfactions.

Moi, j'ai mes saisons. Pendant un temps, j'écris en vers libres ; et puis je cesse, je reviens au vers régulier. Pourquoi ? Je l'ignore, je l'ai déjà dit. C'est ainsi. J'ai sous le coude bon nombre de poèmes inachevés. Ils risquent d'attendre longtemps leur achèvement, car jamais un morceau de prose n'a trouvé sa place dans un poème en vers à peu près réguliers.

Quand je suis insatisfait, ma dernière astuce, qui réussit combien rarement, consiste à transférer le passage dans une autre langue (le provençal et l'italien m'y aident beaucoup). Grâce à ce procédé, je détecte les faiblesses. Mais, cette nouvelle langue, différente, si elle indique la faute, ne permet pas toujours de l'amender. Si la première version d'un poème (vers ou prose) s'arrête en chemin, la halte risque de se prolonger !

L'inspiration, là-dedans ? Si je le savais ! Un souvenir qui passe par la tête, un bruit, une phrase dans un livre, une image... Mais, de toute manière, vous l'avez évoqué, je retrouve très souvent mes thèmes familiers : la captivité, la guerre, les enfants, les voyages. Mon domaine est vaste et varié. J'ai plus d'une fois fini par visiter des villes ou des pays que je n'avais jamais vus qu'en songe ou en images. Ainsi Prague, Venise, Saint-Malo, Londres, Bruges... me sont-elles familières. Il arrive qu'elles deviennent le cadre de quelque conte ou nouvelle qui me passent par la tête. Ainsi bien peu de Praguois connaissent-ils la statue de Terezka qui est, dit-on, par héritage, la plus riche de la ville. Mais, si vous voulez bien, accordons-nous une petite halte. Hélas ! Je ne pourrai plus, comme naguère, vous faire boire du vin, encore moins du mousseux de mes vignes. C'est une époque révolue. Tous les ceps ont été arrachés et ne seront jamais replantés...

 

Jeanine Rivais: Je vois autour de nous des rangées de livres, des tableaux et des gravures, des objets d'art populaire rapportés de vos voyages à travers le monde. Je ne vois pas, par contre, d'animaux, sauf un coq de faïence. Vos poèmes n'y font pas non plus allusion. Ne vous ai-je pas, naguère, entendu évoquer votre sainte horreur des chiens ?

Bernard Jourdan : En effet, les chiens et moi, nous nous saluons de loin. Pendant toute mon enfance, j'ai vu des chiens à la bastide, en particulier un "berger du Jura" qui s'appelait Mowglee et qui est mort dans son bel âge. C'était en principe un chien de garde. Le troupeau à garde r: quelques lapins, des poules et une chèvre complètement folle qui s'appelait Sarah. Rien d'étrange dans cette situation.

Mais je sais d'où vient ma réserve à l'égard des chiens : de mes cinq années de camp en Allemagne où j'ai été surveillé par des chiens policiers que les gardiens excitaient sans arrêt, contre les Russes en particulier. N'en parlons plus.

Par contre, j'adore les chats. Le chat est pour moi la plus belle bête du monde. Pendant plusieurs années, j'ai trouvé en arrivant à la bastide pour les vacances, un de ces animaux, je ne sais comment prévenu de notre arrivée. Il nous attendait sur le seuil de la porte. Il ne lui manquait que la parole. Je l'avais baptisé François. Plusieurs de mes poèmes lui sont dédiés, l'un d'eux en particulier, imité d'un poème de jeunesse de Heine. Ce chat est mort bêtement, de nuit, tué par un rival. Je n'en ai jamais voulu d'autre. Il n'y en a plus à la bastide.

Quant aux livres, je possède ce que vous voyez ici, plus ceux qui sont à la cave et dans les placards de la bastide. Il y a de tout là-dedans : des romans, des poèmes, des livres d'histoire, des albums, des revues, beaucoup en quatre ou cinq langues. Mais, dans un tel désordre ! Heureusement, ma femme passe derrière moi et remédie un peu à cette situation !

 

Jeanine Rivais : Vous semblez, malgré votre lointaine installation à Paris, avoir gardé beaucoup de ferveur à l'égard de votre bastide d'Ollioules ?

Bernard Jourdan: Elle est à mon frère et moi, par hoirie, héritage paternel. Elle est "dans la famille" depuis sept ou huit générations" plus de cent cinquante ans. Dans mon enfance, j'y ai vu venir nombre d'écrivains de langue d'oc, tous des amis de mon père. Bien des amis poètes y sont venus également, ont fait halte sous les mûriers : Théodore Kœnig et Marion, Serge Brindeau, Guéréna, et beaucoup d'autres ; et Francis Tessa qui lui a consacré un poème.

Du temps de mon enfance, c'était un lieu virgilien : des oliviers, des cyprès, des figuiers, des chemins creux, une antique chapelle, la mer au bout du regard. Aujourd'hui, à un kilomètre à la ronde, l'endroit est enserré entre deux branches d'autoroutes, trois ou quatre grandes surfaces, des H.L.M., trois importantes cliniques ; je ne sais quoi encore ; et, de l'autre côté du chemin des oliviers, une grande bâtisse qu'à ce jour je n'ai toujours pas visitée ! Et qui est un "funérarium".

Que vous dire encore ? Au crépuscule de ma vie, je n'ai point de secret. 80 ans! Mes premiers poèmes, datés de mes 15 ans (il y en a donc 65 !). La poésie a terriblement changé. J'en ai vu défiler, des écoles et des maîtres, des petits-maîtres et des sous-maîtres ! Je persiste à penser à nos petits-enfants qui, l'âge venu, liront les œuvres de quelques-uns d'entre nous, publiés à peu près dans toutes les anthologies. En voyant le palmarès de certains prix de poésie (et je bats ma coulpe, étant membre de plusieurs jurys), ils riront bien...! Tout en faisant à leur tour les mêmes erreurs, bien sûr ! Nos prédécesseurs, cela va de soi, se sont souvent trompés, mais notre génération, elle, ne se trompe jamais! Vous faut-il des noms ?

A la porte des Lilas, le paysage a beaucoup changé ! J'y ai vu, presque sous mes fenêtres, pendant un quart de siècle, une Foire aux Puces où j'allais chaque semaine. Plus d'un de mes livres, parfois dépareillé, vient de là. J'y ai trouvé une édition originale de Paul Arène et Charles Ronselet, dédicacée (en vers) à Suzanne Reichemberg, une des plus éminentes comédiennes de ce temps. Le livre a 120 ans. Et, dédiée à la même actrice, une grande comédie en cinq actes et en vers d'Henri de Bonnier...

 

Jeanine Rivais : Etes-vous en train d'enfourcher l'un de vos chevaux de bataille ?

Bernard Jourdan : Que non pas ! Je n'ai jamais rien demandé à la poésie. Si quelque jeune débutant sollicitait mon avis, je ne lui proposerais pas mon exemple. Je sais que j'ai déjà trop écrit, en des vers inutiles ; que les querelles ne servent de rien ; poésie en prose ou poésie classique, quelle importance ! L'essentiel est ce qu'on dit, non la manière qu'on a choisie, ou qui est à la mode, de le dire ! Je ne puis que me répéter. C'est à vous, d'ailleurs que je l'avais dit : Parvenir à l'extrême simplicité, sans un mot de trop, est une opération difficile, "la poésie n'est pas un remède, c'est une maladie inguérissable". Ecrire un poème, c'est apprivoiser la mort, accepter une esthétique, se plier à une éthique. Cela suppose un mode de vie, un détachement de bon nombre de choses, une manière de s'analyser soi-même sans complaisance.

Que puis-je ajouter ? Dans une assemblée, je ne suis jamais le plus bavard. Je reste dans mon coin et j'écoute ce que disent les autres. Je suis "un taiseux", assure Simonomis. Je crois l'avoir écrit : je suis un témoin, ma poésie est celle d'un témoin. A plusieurs sens du mot, si cela vous amuse : témoin d'un fait, qu'il peut certifier ; le témoin que se passent les sportifs ; ou même le témoin d'un mariage. Nostalgique, je ne le suis en rien ou, à la rigueur, nostalgique de l'avenir. Du passé, je n'ai aucun regret.

"La poésie est la conscience de la condition humaine, de la destinée, difficile à exprimer : il faut donc s'y consacrer sans complaisance". Chaque fois que i'écris un texte, je me dis qu'il peut être le dernier...

En même temps, j'éprouve le sot désir de tout créateur : laisser derrière moi un héritage, ne serait-il que de quelques mots.

De même vous ai-je affirmé que l'humour est la politesse du désespoir. Pour cette raison, à côté de la fantaisie, j'exprime toutes ces interrogations sur le poids de la vie. Dans ce sens, j'ai, comme Frènaud, l'impression "de m'être inacceptable... de ne pas être des vôtres..." C'est pourquoi je persiste dans ma volonté de parfaire mes textes. Ce n'est pas que je ne joue pas, c'est que je joue à un autre jeu...

 

Jeanine Rivais : Vous vous tenez donc délibérément à l'écart de vos contemporains ?

Bernard Jourdan : Même pas. Je suis de mon temps. J'en connais les satisfactions, mais pareillement les vicissitudes. A mon âge avancé, on est de toute manière bercé par la mélancolie. La poésie d'aujourd'hui ! Soit ! Et même celle de demain ! Mais il ne faut pas négliger les anciens ! Je crois les connaître assez bien. L'oubli risque d'en écarter quelques-uns. Le passé lui-même est ingrat. Les poètes n'ont pas forcément des vertus d'éternité. La poésie vieillit vite mais certaines strophes, voire certains vers, sont éternels.

Il y avait ce matin sous mes fenêtres, un orgue de Barbarie. Toutes les deux ou trois semaines, il s'installe dans notre cour. Mais est-ce bien le même ? Combien de souvenirs, liés à cet objet, pourraient susciter un poème ! Souvenirs de livres d'enfance, mais également des rues de Berlin en ruines, où les jeunes hitlériens en uniforme faisaient la quête, l'instrument posé sur un landau déglingué. Et ces orgues monumentaux dressés à l'entrée des ponts, à Amsterdam... et des films de je ne sais plus qui, "Drôle de drame", me semble-t-il... une subite nostalgie, l'image un instant revenue en mémoire d'une guinguette ? D'une fête foraine ?

C'est à tout cela que je pensais, derrière mes carreaux. Je me disais qu'il faut lire et relire, que notre mémoire est fantasque, tressée comme un panier. Et le hasard ! Léonardi n'a traduit du français qu'un seul poème de quinze lignes, qui fut célèbre et traîne peut-être encore dans un vieux livre de lecture : "La feuille", de Vincent Arnault :

"De ta branche détachée,

Pauvre feuille desséchée,

Où vas-tu... "

 

Quand j'étais gamin, nous savions tous par cœur ce poème, Aujourd'hui, ma mémoire me trahit : Ne restent que des bribes :

" Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre..,

Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines

Ton amour taciturne et toujours menacé. . . "

De qui, ces vers ? Une fois sur deux, on vous répondra Baudelaire ! Que non, braves gens ! Vigny : "La Maison du Berger".

 

Jeanine Rivais : Vous lisez toujours beaucoup ?

Bernard Jourdan : Je relis, surtout, En ce moment, du Victor Hugo, Inépuisable ! "Les pauvres gens", Trop long pour des gens pressés comme nous. Quelques vers qui font sourire :

. . . Ces choses-là sont rudes,

Il faut pour les comprendre avoir fait des études..."

Un sujet à la fois tragique, mélodramatique. Mais on y croit, et on est saisi par l'émotion.

Il n'y a pas de poésie sans émotion, Celui qui n'a rien à dire, que voulez-vous qu'il transmette ? Les petits morceaux de vers en ce moment à la mode ne sont dans la main qui les lance que poignées de confetti. Il y a, en ce moment comme à toutes les époques, de braves gens qui se figurent être à l'avant-garde, Ils n'y resteront pas longtemps. Je ne voudrais contrister personne, mais ils se croient de demain et ne sont que d'avant-hier. La poésie est comme les fleurs de serre, elle se fane vite : je préfère les ajoncs de la lande et les lavandes des garrigues.

 

Jeanine Rivais : Vous évoquiez, au début de l'entretien, votre volonté de vous tenir, depuis les premiers temps de votre écriture, il l'écart des tendances diverses de la poésie actuelle. Craigniez-vous les influences des autres poètes ?

Bernard Jourdan : Pas du tout ! J'écris à grand peine, et à longs intervalles, un certain nombre de textes, en essayant de ne pas me répéter, de m'exprimer dans un langage clair et précis, témoignage d'une vie déjà longue ; où les soucis, les chagrins, comme les joies, furent ceux de la plupart de mes contemporains. J'en ai rendu témoignage de mon mieux, le plus sincèrement, le plus simplement possible. Je ne suis pas " un cas " tous les poètes sont comme moi.

Je répèterai que je n'ai rien demandé à la poésie. Pas même des breloques. Je n'ai pas à juger si elle fut généreuse à mon égard. Un mot encore : Ma principale récompense fut l'amitié de quelques-uns.

 

Jeanine Rivais: A quand le prochain recueil ?

Bernard Jourdan : il n'a pas encore de titre. J'y travaille depuis trois ou quatre ans. Il s'agira d'une quarantaine de poèmes en prose, assez longs, d'origines diverses : voyages, lectures, rêves... où la part d'onirisme me semble importante. Deux ou trois de ces textes ont déjà été publiés dans des revues. Cette fois encore, le récitant n'est pas toujours moi. Il peut être un autre.

Je n'ai encore aucune idée de l'éventuel éditeur. Mais cela ne presse pas. Le recueil est loin d'être au point.

 

Jeanine Rivais: Vous vous défendiez plus haut, de vous citer en exemple à un jeune poète. Pourtant, si vous deviez lui prodiguer conseils et mises en garde, que lui diriez-vous ?

Bernard Jourdan : Que la poésie ne rapporte guère, sauf à quelques-uns avec qui jamais je n'eus affaire : ceux qui pratiquent le compte d'auteur. Je connais des adresses, je ne les communiquerai à personne !

Le problème n'est pas là. Il est que la poésie pose les questions, sans jamais apporter les réponses. Que c'est un regard de fillette sur des poupées de cire. Le poète qui a perdu sa clé ne rentrera pas chez lui par les fenêtres : Il aura besoin d'un voisin complaisant.

J'ai écrit trois cents poèmes au plus, en soixante ans ! Cinq ou six par an ! C'est davantage que Rimbaud, Mallarmé, Nerval, Baudelaire. Pour autant, je n'en suis pas plus fier. Le nombre ne fait rien à l'affaire. Boire à toutes les fontaines ? A quoi bon ? Il suffit de quelques gorgées !

La vie est ce qu'elle est, souvent bien courte. J'aurais pu, comme tant d'autres, être tué à la guerre, ou mourir au stalag : cette idée est toujours présente dans mes poèmes. Et puis, le temps passe vite. Et le hasard n'apporte que courte renommée. Les horloges sont infatigables, même les sabliers. Les tempêtes de la vie éloignent chaque jour davantage de nous les grands poètes. Mais ils sont de plus en plus proches dans nos cœurs.

 

Jeanine Rivais : Vous voila bien pessimiste !

Bernard Jourdan : Malgré mes besicles et ma vue basse, j'ai dit que j'apportais témoignage. Pas davantage. Y trouvez-vous tant de raisons de vous réjouir? Peut-on laisser autre chose que de hocher la tête et, le plus, souvent, détourner le regard ?

 

Jeanine Rivais : Quels horizons, alors ?

Bernard Jourdan : Je vous l'ai dit, déjà : la poésie n'est que la pudique nudité des mots. Il faut qu'elle soit sans âge, comme les nuages ; qu'on ne se rende pas compte en quelle langue et à quelle date elle a été écrite. Il faut écrire à la fois pour hier, pour aujourd'hui, et pour demain. Dans mes romans, mes nouvelles, voire mes contes pour enfants, j'écris un récit, je raconte une histoire, je m'installe dans le temps et ses remous. Jamais en poésie où la circonstance n'est que le point de départ du récit.

 

Jeanine Rivais : Vos poèmes nous ramènent donc toujours à la nostalgie, l'errance, à la futilité des choses, la mort...

Bernard Jourdan; Je ne le répèterai jamais assez. J'ai le sens de "la vie tragique et dérisoire...". Mais un poète (et un éducateur, ne l'oubliez pas !) ne peut jamais être longtemps un homme de désespoir !

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N°40 DE LA NOUVELLE TOUR DE FEU.

un autre artiste