QUOTIDIENS ET QUETES D'AILLEURS

D'ALBERTO CUADROS, peintre et sculpteur.

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Longtemps, la vie a été dure pour le petit garçon chilien Alberto Cuadros. " Enfant des rues ", il a grandi dans la misère et l'insécurité. Il était un cancre à l'école, dont la discipline l'ennuyait et parce qu'à la maison, lorsqu'il y rentrait, l'unique bougie ne lui permettait pas de lire, étudier ou écrire des devoirs qui, par ailleurs, ne l'intéressaient pas. Inconscient du danger, comme beaucoup d'enfants livrés à eux-mêmes, il aimait courir le long des trains et des voitures, côtoyer la mort, en somme, compagne familière de ses jours sombres.

Longtemps, la vie a été dure pour le jeune homme Alberto Cuadros : Prisonnier politique dans un Chili dont le monde entier a maudit la dictature : traîné de camp en camp de concentration ; rescapé de justesse de la torture…

Pour l'homme adulte arrivé en France, il semble que la chance ait enfin tourné, lui permettant de faire ce qu'il aimait : créer des mises en scène, s'imprégner du fait théâtral. Et les années ont passé. Jusqu'au début du XXIe siècle, où de graves problèmes l'ont obligé à renoncer au théâtre !

 

Que faire désormais de sa vie ? Comme à beaucoup de gens n'ayant jamais pensé à la peinture, (et pour la plupart classés dans l'Art brut), le hasard lui a donné un fameux coup de pouce : un jour où il regardait dessiner sa fille, une idée a surgi dans son esprit : " Finalement, quel bonheur d'être enfant ! Et moi, malgré tous mes tourments, et bien que l'école m'ait été une longue souffrance, qu'est-ce qui me donnait du plaisir ? Puisque mon enfance a été misérable, il faut maintenant que j'en oublie les tristesses, et que je trouve le bonheur !"* Il s'est alors souvenu que, de l'école, il n'aimait que le cours d'arts plastiques. Du coup, telle M'an Jeanne, tels Anselme Boix-Vives et bien d'autres, il a " emprunté " les feutres de son enfant et s'est mis à dessiner !

Voilà bientôt Alberto Cuadros créateur autodidacte. Seulement, impossible de l'imaginer " artiste brut " ! L'en excluent sa culture et son incessante réflexion sur lui-même, sur la vie et sur le " dit " qu'il veut exprimer à travers ses tableaux ! Par contre, dès l'origine, il a travaillé sans se soucier des modes, des stéréotypes de la création officielle ; donnant à son œuvre une connotation marginale qui l'a très vite rattaché à la mouvance singulière. D'autant qu'il a fait appel à tout ce qui jusqu'alors avait marqué sa vie. Sa peinture est de ce fait devenue éminemment psychologique, sorte de journal extrait du plus profond de lui-même. Et puis, l'habitude du travail collectif effectué au théâtre a fait que chaque œuvre est une sorte de petite aventure, où nul - menu peuple, nobles ou êtres fantasmagoriques-, ne " peut " être seul : bien visibles ou seulement suggérés, plusieurs protagonistes accompagnent toujours le personnage central. Et le travail du peintre prend alors parfois des allures de totems, constitués d'individus superposés, dont l'un est les racines ; un autre assume la convivialité… jusqu'à la tête supérieure qui dresse sa chevelure en une foule d'antennes, afin de communiquer avec d'autres êtres de notre planète ; ou bien avec l'infini pour " capter des espaces-temps, des dimensions qui ne sont pas les nôtres "*. D'autres fois, apparemment par deux, (mais un regard vif détecterait des amorces de personnages subreptices, de jambes inclues dans le décor, etc.). D'autres fois donc, ils sont perchés sur leurs immenses jambes. Et leur minuscule corps supporte leur tête hérissée de mèches raides. … Ceux-là se tiennent par la main, en gage d'amitié. (D'ailleurs l'un des tableaux de cette " famille " s'intitule " Copain Copain "). Et pourtant, ils ne se regardent pas, trop occupés à considérer en off, cet être bizarre qui les dévisage : le spectateur bien sûr, qui n'est pas de leur monde, mais y est " forcément " le bienvenu.

Il faudrait, à l'infini, épiloguer sur la relation entre ces êtres. Mais quelle qu'elle soit, tous sont nés de la volonté et de l'amour de l'artiste, mêlés de hasards et d'accidents acceptés. Nés des talents de coloriste du peintre, puisque les couleurs et le rapport fond/personnages, sont en parfaite harmonie et saisissante complémentarité.

Et puis, réminiscences sans doute de ses " pérégrinations " demeurées à l'état de rêves et des risques encourus sur les voies qui emportaient loin de lui " ses " trains phantasmatiques, Alberto Cuadros fait également voyager ses personnages. Comme dit l'expression populaire, il les fait s'en aller " à pied, à cheval, en voiture…", en avion pour la modernité… De drôles de voitures/maisons à deux ou six roues, les personnages à la fenêtre admirant le paysage… De bizarres petits trains traversant la campagne, et auxquels l'ignorance de la perspective de l'artiste, donne l'air de se pavaner à reculons sur le dos du cheval ; un singulier cheval, d'ailleurs, portant ses passagers sur ses flancs, du fait que son dos est " déjà 'occupé' " ! Alors, n'est-il pas vrai que l'univers d'Alberto Cuadros se situe dans un quotidien attendrissant et amical, univoque mais jamais monolithique. En même temps, universel ; portant vers des " ailleurs " indéfinis des protagonistes situés hors de toute connotation géographique, sociale ou sociologique ; effectuant un continuel va-et-vient entre leur sol familier et leur quête de l'inconnu : voyageant de concert avec l'imaginaire de leur géniteur.

 

Il est pourtant un autre aspect de sa création, dans lequel Alberto Cuadros est beaucoup plus structuré, issu directement de ses expériences enfantines, puisque tout petit il découpait dans des journaux, des personnages qu'il faisait " jouer " : C'est la sculpture. Qui lui permet de retrouver " autrement ", les années de mises en scènes, d'incontournable organisation de son espace et de son temps. Comme nombre de peintres, l'artiste a été tenté par la notion de volume, de création en trois dimensions. Mais, las peut-être de cet univers de réflexions, d'interrogations dont les réponses devraient pourtant lui permettre un jour de traverser " le tunnel "* à l'entrée duquel il estime se trouver, il a, dans ses petits théâtres, introduit l'humour qui ne manque jamais de surprendre son visiteur ! Inénarrable est la manière dont il a (au sens littéral), " monté " " Roméo et Juliette ". Non pas une Juliette sage, avec un joli minois ; mais avec les cheveux en bataille : une va-t-en-guerre, plutôt qu'une triste amoureuse. De même, le physique d'" Hamlet " suggère-t-il que cet homme ne se pose pas trop de problèmes existentiels. Et " Le Malade imaginaire " est un lapin en grande souffrance devant une cage vide, etc.

 

Ainsi, au fil des années, et d'œuvre en œuvre, Alberto Cuadros prend-il conscience de la cohérence grandissante de sa création, de la richesse de sa créativité. Au point d'avoir faite sienne -en toute modestie, bien sûr- une phrase d'Antoine Vitez : " Nous sommes des dieux, parce que nous organisons la vie ". Dans le même temps, il acquiert la certitude que sa relation avec ses personnages est à double sens : qu'il les a créés certes ; mais, qu'investis dans la même quête que lui, ils l'ont aussi changé : qu'ils se sont, en fait, mutuellement créés, dans leur commune recherche mémorielle et leur espoir de bonheur. Bonheur qu'il aimerait partager avec le monde entier, et en premier lieu avec ceux qui manifestent leur intérêt pour ses œuvres. Pour ceux-là, il a forgé une sorte de devise : " Je vous souhaite de repartir avec la lune sous le bras ! "*. Que pourraient espérer de mieux des gens qui, désormais, vont vivre avec ses petits personnages ?

Jeanine Rivais

* Alberto Cuadros.

un autre artiste