JOËL CRESPIN, peintre

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Joël Crespin, comment définissez-vous votre travail ?

Joël Crespin : Vous connaissez mon travail, puisque vous avez déjà écrit dessus. C'est donc moi qui vous renvoie la question : " Jeanine, comment définissez-vous mon travail " ?

 

JR. : Ce serait trop facile ! Et, puisque vous admettez que d'habitude c'est moi qui travaille, aujourd'hui ce sera donc vous ! Ce que je vous demande, c'est : quand vous travaillez, que ressentez-vous ? Que vous apporte le fait de peindre ? Que voulez-vous exprimer en peignant, presque en sculptant puisque vous êtes presque en trois dimensions ?

JC. : Jeanine, je suis très heureux de vous parler. Nous nous connaissons bien, puisque nous avons passé de bons moments ensemble ! Je vous adore comme critique d'art singulier. Mais je profite de ce droit de réponse pour vous dire que j'aime moins la façon dont vous pouvez être critique d'art théâtral !!* Je n'ai pas pu faire autrement que de vous le dire.

 

JR. : Vous faites très bien, d'autant que je savais que, depuis tout ce temps, vous étiez fâché contre moi.

JC. : Du coup, je voulais savoir tout ce que vous avez fait pour les Intermittents du spectacle.

 

JR. : Je n'ai rien " fait ". A part compatir à leur situation. En discuter longuement avec ceux que je connaissais. Signer des pétitions quand j'en ai eu l'occasion. Il s'est trouvé que votre représentation " théâtrale " a été donnée le jour même où le Monde publiait un texte annonçant tous les droits que perdaient les Intermittents du spectacle. Et que, par conséquent, je n'étais pas bien ce jour-là. Vous êtes des gens pleins de talent. Et j'ai trouvé que vous l'avez galvaudé dans cette pièce de théâtre. Que vous avez cru faire de l'humour, alors qu'il ne s'agissait que de réflexions au-dessous de la ceinture. Et non pas par préjugé, ni pour être gnangnan, j'ai trouvé que votre talent ne s'exprimait pas dans ce travail.

JC. : Je dois répondre que c'était une fête, c'était un moment où nous avons pu faire quelque chose " ensemble ". C'était faire quelque chose qui s'adressait à une quinzaine de personnes. ** Tout le monde était invité. C'était gratuit. Ce pouvait être une farce. Ce n'était pas vulgaire…

 

JR. : Si. C'était même très vulgaire.

JC. : C'était un travail que nous avions préparé à quatre ou cinq. Pour nous, c'était un témoignage d'amitié.

 

JR. : Moi, je n'étais pas à la fête. Réellement. Parce que, je le répète, je me disais : " Mais qu'est-ce qui leur est passé par la tête. Je connais leur travail, je sais le talent qu'ils ont "… Je ne vois pas d'autre expression que de dire que vous n'étiez pas à la hauteur de votre travail pictural, ce jour-là ; certainement pas à la hauteur de votre créativité. Quand on est, comme vous l'êtes tous, capable de produire des choses de qualité, on ne va pas jusqu'à faire n'importe quoi, qui plus est dans l'absence totale d'imagination.

JC. : Nous étions dans un délire, et nous nous sommes bien amusés. Je pense que le fait d'être ensemble était important…

 

JR. : Mais il y a beaucoup de gens comme moi qui ont très mal réagi… Qui l'ont très mal ressenti…

JC. : Mais il y a beaucoup de gens comme moi qui ont vachement apprécié. Qui ont ressenti une communion. Quelque chose de pas sérieux. Mais nous ne sommes pas sérieux. Moi je ne regrette rien du tout de ce moment.

Par contre, j'ai trouvé que votre texte était hors dimensions. Qu'il ne correspondait pas du tout à ce que nous avions voulu faire.

 

JR. : C'est aussi ce que m'a dit Loren. Mais c'est vraiment de cette façon que je l'ai vécu. Mal vécu parce que j'avais le sentiment aigu qu'il aurait suffi d'une pichenette pour que vous soyez dans la bande des créatifs qui sont sans toit souvent, sans lieu pour jouer, sans engagements, sans argent. En fait, il ne faut pas grand-chose pour basculer de l'un à l'autre.

JC. : Moi, j'ai touché parfois de près des improvisations de théâtre, et l'on arrivait à des délires qui étaient semblables à ceux-là. C'était une improvisation. Et vraiment je ne regrette rien.

 

JR. : Tant mieux pour vous. Moi je ne regrette pas d'avoir écrit ce texte.

JC. : J'ai regretté de lire ce texte…

 

JR. : Je vous ai jugés en tant que créateurs de théâtre. Nous étions tous pratiquement obligés d'être là. J'y serais venue tout de même, ne sachant pas ce qui m'attendait. Au départ, ce n'était pas un pensum d'y venir. Cela l'est devenu en entendant le misérabilisme des dialogues, le peu d'imagination et de créativité que véhiculait votre performance.

JC. : Nous avions pourtant passé plusieurs heures dessus. Vous n'étiez pas venue pour voir une " pièce de théâtre " !

 

JR. : Si si ! J'étais venue pour voir l'équivalent théâtral de vos œuvres picturales.

JC. : Vous devriez venir nous voir passer du bon temps quand nous faisons un bon repas ! C'est assez proche de cela aussi !

 

JR. : Je crois que nous ne résoudrons le problème aujourd'hui. Je me réjouis de ce que vous ayez, par cette discussion, trouvé la paix.

JC. : Je me suis étonné aussi de ce que, en la circonstance, vous vous soyez positionnée comme critique théâtrale, alors que, d'habitude, critiquer n'est pas votre position.

 

JR. : Il est exact qu'habituellement, je ne juge pas. Mais je ne sais pas rire à ce genre de production. Peut-être, du fait que j'étais sensibilisé à ce problème des intermittents, ai-je été plus dure que d'habitude, c'est possible. Mais je l'ai vraiment vécu ainsi.

JC. : Mais il ne fallait pas écrire pour écrire !

 

JR. : Ce n'était vraiment pas le cas ! Mais, de même que vous peignez ou sculptez pour vous soulager d'un mal-être, j'ai écrit pour me soulager de quelques rancoeurs et désillusions que j'avais contre vous.

JC. : Alors, je vais répondre que je ne peins pas pour me soulager de quelque chose. Je peins parce que j'y trouve du plaisir à peindre. J'ai un besoin de peindre. Mais ce n'est pas pour me soigner, c'est pour m'exprimer. Maintenant, je réponds à votre question du début. Je cherche toujours. J'utilise des techniques de plus en plus différentes. J'essaie de faire évoluer mon travail. Pour cela, j'y ajoute des matières. Je continue à garder des matières proches du tissu.

Et pour répondre à cette manifestation insolite, il y a ici, des travaux qui m'intéressent infiniment ; d'autres moins. Je ne sais pas dans quelle direction est en train d'évoluer cette idée singulière.

 

JR. : Elle est assurément en train de perdre sa singularité.

JC. : En effet. On arrive peut-être au bout d'un moment, à des raccrochages artificiels qui m'ennuient. La dernière fois que nous avons parlé de ce problème, vous m'aviez demandé si je m'identifiais au groupe des Singuliers, et j'avais répondu que je le faisais tant que cela m'arrangeait. Maintenant, je peux rentrer dans un autre groupe que celui des Singuliers, j'ai beaucoup d'amis, dans ce cas. Au début de Banne, il y avait cette amitié qui naît des œuvres que l'on admire. Il y avait en même temps une démarche de convivialité, de fraternité. Il se raccroche, finalement, à cette idée de Singularité, un tas de choses qui me font un peu peur, parce que je trouve que la famille devient un peu grande. Une chose est sûre, il y a des gens qui ont vraiment cherché, qui ont fait un travail personnel ; et maintenant, peut-être faut-il prendre quelque distance ? Vous êtes en première ligne pour le constater… Moi, en tout cas, je regrette beaucoup les années passées…

 

JR. : J'ai tout à fait conscience que de moins en moins " la Singularité est Singulière ", qu'elle se rapproche de plus en plus de la fraction dite contemporaine. Et que la plupart des artistes exposent maintenant indifféremment dans l'une ou l'autre tendances. Je m'étonne qu'ils se sentent bien dans certains lieux où moi je ne me sens pas du tout " chez moi ". Par ailleurs, il me semble que la notion de gros sous est bien installée dans la frange marginale ; et on me fait souvent à ce sujet des réponses qui me semblent tout à fait hors marginalité. J'ai aussi beaucoup de nostalgie, surtout lorsque la définition que l'on vient de me donner n'a rien de singulier, car on me répond : " Mais il faut bien que je vive " ! Les artistes monnaient désormais leur production au même titre que les artistes " contemporains ", et refusent tout travail qui leur permettrait de créer comme des fous !

JC. : Une remarque, tout de même : Nous ne sommes pas tous fous !

 

JR. : Bien sûr ! Mais j'employais cette expression au sens de créer librement et abondamment.

JC. : Pour conclure, je dirai que je suis très content de vos réponses. Nous avons passé un bon moment. C'est bien !

Cet entretien finalement non dépourvu d'humour, a eu lieu le 17 juin 2007, à Nottonville.

 

*Il s'agit ici d'un texte du plus extrême vitriol, publié à l'occasion d'une séance de " théâtre ", lors du dernier festival de Praz-sur-Arly, " sur les terres " de Louis Chabaud ". Ce texte a été publié dans le N° de septembre-octobre 2003 du " Bulletin de l'Association Les amis de François Ozenda ". Cette représentation qui se prétendait théâtrale, avait été donnée le jour même où le Monde et le Canard enchaîné publiaient la liste des méfaits gouvernementaux à l'égard des gens du spectacle !

**En fait, tous les exposants, leurs conjoints et amis étaient présents, ce qui représentait largement une cinquantaine de personnes

Un autre compte-rendu de festival

 un autre artiste

 

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