4e Festival d'Art Singulier de BANNE
JEAN-CLAUDE CAIRE : Ardèche du 17 au 22 juillet 2003.
Nous
voilà enfin à Banne, car comme disent les
communiqués officiels, des contretemps indépendants de
notre volonté avaient bien failli nous priver de cette
manifestation artistique et du plaisir de retrouver les artistes dans
le champ de la création marginale, ainsi que les
fidèles venus assister à l'Assemblée
générale de " L'Association les amis de François
Ozenda ". Parcourir les terres ardéchoises en période
estivale demeure un plaisir mitigé, parce que si la nature
vibre, chaleureuse de toutes parts, sous un ciel égal,
l'environnement vacancier " Toro piscine ", courses de stock-cars,
bouchons circulatoires, pesants fumets de moules frites et de pizzas
mal décongelées, rappelle avec insistance que le
désert culturel méridional dure souvent presque onze
mois de l'année. Aussi l'arrivée dans le petit village
de Banne, à l'abri de toutes les turpitudes estivales, ne
peut-elle que combler le visiteur en quête
d'authenticité. Et quand en plus, il découvre 58
artistes singuliers, hors-les-normes, marginaux, disjonctés,
poètes, un brin extra-terrestres, alors c'est la
jubilation.
(Suivent les lieux d'exposition, les commentaires de Jean-Claude Caire sur les différents artistes exposants).
Dans l'atelier de Lamo, Michel Smolec monte une garde attentive devant d'étranges sorcières, les siennes ; car, par les temps qui courent, elles pourraient partir en vadrouille ; et ensuite, pour les rattraper, ce ne serait pas évident. Mais pour l'instant, sous bonne garde de leur seigneur et maître, et sous celle des impressionnants cerbères d'Alice Anglade, la situation n'inspire aucune inquiétude.
Par contre, la galerie de portraits
présentés par cet artiste, inquiète d'abord
notre regard. Nous nous frottons les yeux comme si nous accommodions
mal. En effet, nous distinguons non pas un visage mais deux, en train
de se superposer sur notre rétine. Il y a un
phénomène de dédoublement. Nous avons même
sur certaines uvres, l'impression de chevauchement d'une image
quadruple. Nous restons un moment en attente, espérant que
notre vision va se stabiliser. Et puis non, toujours ce regard qui va
et vient sans pouvoir se fixer sur une image définitive.
Alors, il faut se rendre à l'évidence, nous n'avons pas
affaire à un quelconque trouble optique, mais tout simplement
à la projection d'un monde intérieur ; à une
création spontanée, une pulsion irrépressible,
qui amène l'artiste à s'exprimer de cette
manière. En dehors de ce phénomène optique, nous
observons dans ces dessins une obsédante interrogation sur
l'identité de la femme, tout d'abord au niveau des yeux.
L'expression populaire dit " regarder quelqu'un au fond des yeux ",
pour bien connaître ses intentions et approcher d'une certaine
vérité. Mais là, comment pourrait-on le faire,
puisqu'on ne peut les voir que l'un après l'autre ? Et plus
nous voulons interroger le visage présenté, plus un
certain éloignement s'installe. Nous ressentons une impression
de fuite, de non-communication
à force de trop d'yeux. Repère essentiel, le regard
devient ininterprétable, et ce que l'on croyait accessible
s'estompe. Peut-être cela traduit-il une certaine image de la
femme mystère, interpellant constamment l'auteur !
L'incommunicabilité avec l'autre sexe se fait encore jour, par
l'attitude de ces gentes dames à l'air agressif, au nez
crochu, à la bouche dévoreuse, aux traits belliqueux,
à la chevelure en désordre. Cela n'empêche pas
Michel Smolec de laisser son petit monde aller sa propre aventure,
sans trop se poser de questions. Il y a des personnages qui naissent
de façon récurrente dans son imaginaire. Alors, il se
contente de les collectionner et de nous les présenter
En parlant de ses dessins, Jeanine Rivais (qui mieux qu'elle pourrait
connaître l'artiste ?) écrit : " Il jette
pêle-mêle des bras trop courts, des poitrines
galbées n'appartenant à personne, des pans de joues
anormalement étirés
des visages comme
glués les uns aux autres, aux bouches de guingois parfois se
chevauchant
aux yeux fixes comme plantés sur les orbites
et non dedans
Les yeux ! Ce sont eux, finalement, qui
accentuent l'étrangeté des personnages et ajoutent
à la difficulté de les définir ! Dessinés
en amande, ils ne sont jamais à la bonne place, et leur nombre
n'est pas satisfaisant ! Il est évident qu'ils prennent, dans
l'esprit de l'artiste, une importance capitale. Et,
indéfinissables, ils revêtent pour le spectateur, une
connotation obsessionnelle dont seuls, peut-être, des
psychanalystes sauraient déchiffrer le message !
"
Ses
sculptures en terre cuite sont bien plus reposantes, bien
enracinées, avec des assises solides, très souvent
humoristiques ; et présentent une autre facette de la
créativité de cet artiste. Il est toujours curieux de
voir comment des supports ou des modes d'expression changent de
façon conséquente le langage d'un artiste ; montrant
comme dans le cas présent deux aspects tout à fait
différents de sa personnalité : en effet, dans le
dessin, il laisse aller son inconscient sans retenue ; sa main
inscrivant sur le papier en toute liberté, tandis que dans la
sculpture, il en va tout autrement : le contact avec la terre le
ramène à une matérialité évidente,
une réalité et des contraintes certaines.
Je pense que l'approche de la création artistique, même si on ne peut s'empêcher de la classifier comme tendant vers telle ou telle catégorie, se doit de rester avant tout dans le domaine de l'émotion que communique une uvre ; et ce, hors des chemins académiques ou balisés. Jean Dubuffet avait, dès le départ, flairé ce danger, affirmant la nécessaire approche d'une uvre brute ou hors-les-normes, en dehors de tous les critères établis. Bien sûr, nous savons par expérience, combien cela est difficile !
Jean-Claude Caire.
Ce texte a été publié dans le Bulletin de l'Association Les Amis de François Ozenda.