DENIS SERRAT, sculpteur

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Denis Serrat, vous faites de grandes sculptures très longilignes, presque réalistes. Mais ce mot ne convient peut-être pas, bien qu'elles aient des visages, des seins et des fesses ? Toutes sont humanoïdes, très colorées pour la plupart, mais certaines, en fait sont dédoublées. Ce qui est paradoxal, c'est que vous les ayez partagées en deux. De sorte qu'elless font presque un couple : êtes-vous d'accord avec cette définition ?

Denis Serrat : C'est la base de mon travail. Je travaille sur le masculin et le féminin. Donc sur la séparation, la différence. Je travaille à la tronçonneuse, et je commence en effet très souvent par fendre le bois en deux pour marquer la séparation. Faire cette séparation fait exister à la fois le masculin et le féminin.

 

JR. : Cependant, même quand vous avez nettement deux personnes, vous n'avez pas forcément deux sexes ?

DS. : Si. Simplement, sur certaines sculptures, le sexe de l'homme est moins évident que sur d'autres. Je travaille dans le volume, et il faut chaque fois retourner la sculpture pour la voir sous tous les angles. C'est justement l'intérêt, l'amalgame, avec la sensualité. La rencontre…

 

JR. : En somme, vous voulez séparer les deux sexes. Mais vous cherchez le côté femme dans le masculin, et inversement ; de sorte qu'il n'y ait jamais une réelle différence physique entre les deux ?

DS. : En fait, quand on parle de séparation, ce n'en est pas tout à fait une. Ce qui m'intéresse, c'est la spiritualité. La fente qui existe souvent entre masculin et féminin a la forme d'un entonnoir. C'est la spiritualité qui pénètre dans l'œuvre.

 

JR. : Nous ne sommes apparemment pas du tout dans l'instinctif !

DS. : Je ne suis pas un instinctif. A la limite, je ne suis pas du tout Singulier. Je suis dans un aboutissement d'une recherche, alors que les Singuliers reprennent les choses à la base. Moi, je ne me considère pas comme un Singulier. Bien que je me sente très bien dans leur univers.

 

JR. : Il est évident que votre démarche est plus pensée, plus intellectualisée que spontanée.

DS. : Je suis un intellectuel. Je revendique ma culture et mon intellectualisme. Voilà quinze ans que je fais de la sculpture, mais il n'y a qu'un an que je travaille sur cette démarche. Je travaille désormais uniquement à la tronçonneuse et la disqueuse, et je fouis les pièces. J'essaie d'aller à l'essentiel. Je rencontre donc forcément la spiritualité. Par exemple, la spiritualité, dans l'univers du yoga, est la rencontre du masculin et du féminin, c'est-à-dire exister, reconnaître son masculin et son féminin ; les faire coexister, la rencontre étant la colonne vertébrale qui amène à la spiritualité. Sur mes sculptures, la colonne vertébrale est justement le vide. Pour moi, plus il y a de vide, plus j'arrive au-delà de la matière.

 

JR. : C'est-à-dire ?

DS. : C'est-à-dire que la matière m'intéresse de moins en moins. Ce que je veux faire ressortir maintenant m'intéresse beaucoup plus que les volumes ; Auparavant, je ne travaillais que sur les formes, alors que maintenant, je travaille sur l'existence, sur l'âme…

 

JR. : Cependant, tous vos personnages sont infiniment travaillés. En fonction de votre définition, pourquoi presque tous ont-ils des têtes négroïdes ?

DS. : C'est votre opinion, pas la mienne. Je me considère comme un contemporain primitiviste. Quand on touche au primitivisme, on pense forcément à l'Afrique.

 

JR. : Je ne suis donc pas très éloignée de votre définition ?

DS. : Non, en effet. Mais penser à l'Afrique n'est pas mon idée première ; même si plusieurs de mes sculptures sont parvenues à un primitivisme qui y fait penser.

 

JR. : Vous avez dit : " La matière m'intéresse de moins en moins ". Cependant, sur aucune de vos sculptures, on ne retrouve le matériau originel, le bois. Vous le cachez sous une peinture. Parfois, cette peinture est pratiquement unie, monochrome. D'autre fois, vous avez appliqué des couleurs très violentes… Pourquoi avez-vous choisi ce principe, et pourquoi faites-vous ces différences ?

DS. : Chaque pièce est unique. Certaines revendiquent des couleurs fluo, d'autres n'ont besoin que d'être teintées, comme cette sculpture en noyer qui est teinte ton sur ton. Le bois n'existe pas, il faut le faire exister.

 

JR. : Cependant, beaucoup d'artistes recherchent dans le bois le veiné, le nœud, etc.. Pour eux, le bois existe !

DS. : Oui, mais c'est l'au-delà du bois qui m'intéresse. Il faut le sublimer.

 

JR. : Et vous pensez qu'en le teintant, vous le sublimez ?

DS. : Oui, je vais bien au-delà du noyer. Parce qu'avant de le teinter, je l'ai traité avec quatre ou cinq pâtes, je l'ai fait réagir avec des oxydes… J'ai été ébéniste pendant quinze ans. Jamais personne n'utilise du bois neuf. C'est comme la terre qu'il faut longuement malaxer…

 

JR. : J'ai bien compris l'unicité de chaque sculpture, et cela va tout à fait avec votre discours et votre démarche. Mais que faut-il à une œuvre pour que vous décidiez de la teinter en couleurs, douces, en couleurs vives, voire fluo comme vous l'avez dit tout à l'heure ?

DS. : Cela ne fait pas vraiment partie de la recherche. Car, même si je suis très intellectuel, ces sculptures sont des improvisations : je prends le morceau de bois, la tronçonneuse et je travaille. Pour la couleur, c'est la même chose.

 

JR. : On peut donc dire que le travail proprement dit de ce bois non existant est mûrement réfléchi, et qu'après, la couleur devient aléatoire ?

DS. : Aléatoire n'est pas un mot que j'aime. Ce n'est pas si aléatoire qu'il y paraît.

 

JR. : Du coup, vous êtes en contradiction avec votre réponse précédente.

DS. : C'est la moindre des choses. Dans l'art, on est toujours en contradiction. On peut définir une sculpture par les pleins, par les vides, par le masculin, le féminin… Ce qui m'intéresse aussi, c'est de travailler dans une non-définition : en peinture, on peut s'exprimer en coloriage, en s'appliquant sur les formes, mais on peut s'exprimer aussi par une sorte de barbouillage. Maintenant, j'arrive à travailler la sculpture avec l'équivalent du barbouillage : je ne définis pas la forme, je lance la tronçonneuse, et la forme vient par les moyens qui m'intéressent en ce moment. Je ne sais pas si je suis très clair ?

 

JR. : La dernière partie pas vraiment ! Mais du moment que c'est votre définition, c'est bien.

Entretien réalisé à Lyon, le 28 octobre 2007.

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