LES NUS A HUIS-CLOS DE JEAN RUSTIN.

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Voilà plusieurs décennies, constatant que de plus en plus souvent, apparaissaient sur sa toile des signes figuratifs, Jean Rustin adopta cette expression artistique qui le plaçait d'emblée à contre-courant des modes : il proposa immédiatement non pas une figuration réaliste ; mais une création tournée vers le corps. Vers les yeux, plutôt… mangeant les visages… A trois, à cinq… Dérangeants… Puis, quittant les regards, du moins dans ce qu'ils avaient d'insolite, l'artiste revint aux corps : l'œuvre de Jean Rustin avait trouvé sa " forme "…

Laquelle s'est développée en des " lieux " incertains, à peine évoqués, comme ces décors -ou plutôt ces absences de décors-du théâtre de l'absurde : une pièce, une porte entrebâillée, une ampoule électrique bleue jetant sa maigre lumière sur un lit usé ou un vieux fauteuil défoncé… S'il arrive au peintre d'être plus précis, c'est pour ajouter la toile dans la toile, dédoubler encore l'espace, apporter peut-être un nouveau facteur d'équilibre. Mais alors, le " fond " se fait plus noir, comme pour enserrer davantage dans son orbe picturale, les bien étranges personnages dont l'émouvante vérité hante ces " chambres ".

S'agit-il de déments dans leurs cellules asilaires ? Ou de vieilles gens finissant leur vie dans celles aussi exiguës de quelque terrifiant mouroir, avec pour toute compagnie leur ombre déformée ? Quelle que soit la réponse, elle est tragique : d'autant que la plupart du temps, ces gens-là sont nus ! Ou pire encore, leur pantalon tombe sur leurs chevilles maigres ; une affreuse culotte sale et distendue bée entre leurs cuisses écartées… Et toujours reviennent ces corps inesthétiques aux peaux fripées, dessinés en quelques lignes évocatrices dans leur étisie violacée ; aux ventres gonflés ; aux jambes cagneuses et pubis poivre et sel ; aux sexes pendants chez les hommes ; aux seins flasques et vulves béantes pour les femmes. Lovés en position fœtale sur leur lit de misère ; assis au bord du siège, mains repliées autour du corps comme si, même absente -d'ailleurs, de temps à autre, elle est matérialisée-la camisole de force comprimait encore leurs bras ! Ou bien, ils sont là, debout à l'avant du tableau, immobiles, un peu voûtés, lèvres serrées aux commissures tombantes, ou visages tordus sur un cri… Et dans leurs gros yeux sans cils cernés de rouge fixant sans le voir, un point au-delà du spectateur, et qui de prime abord semblent vacants, se succèdent en fait au fil des toiles, misère, tristesse, peur, toute la solitude du monde !

A part la mort, dans ces non-vies, dans cette introversion absolue, que leur reste-t-il donc, hormis l'onanisme ? C'est pourquoi, encore et presque toujours ; et quelle que soit la posture qu'ils affectent, ils se masturbent ! Aucune inhibition, aucun exhibitionnisme non plus ; parce qu'ils n'ont pas conscience de " faire " quelque chose ; parce qu'il n'est même pas question pour eux de " comprendre " combien leurs gestes sont obscènes ! Sont-ils capables, au moins, de se donner du plaisir ? Leurs faciès impénétrables n'en laissent rien deviner !

Et c'est le visiteur qui est gêné de se sentir soudain voyeur devant cette transgression de ses tabous ! Qui essaie de déchiffrer sur les visages une anecdote qui n'y est pas ; de plaindre ces êtres ; leur offrir un amour qui n'est pas sollicité ; ou à défaut leur proposer vainement sa tendresse ; ajouter inutilement SA psychologie, puisque ces pauvres loques humaines qui lui font face, n'en possèdent pas !

Surpris d'avoir réagi aussi vivement, aussi spontanément que s'il avait devant lui des " personnes véritables ", il lui faut revenir à l'artiste qui, uniquement soucieux de peindre, met son immense talent à faire de ces personnages-repoussoirs des êtres beaux dans leur hideur pathétique ; à rendre si fort leur solitude que chacun ressent violemment combien les mots y seraient vides de sens ; combien y serait impossible toute tentative de communication. Imperturbable, il crée son monde de robots solitaires pris dans leur cocon impénétrable : il est Jean Rustin, peintre d'une esthétique de la laideur, de l'érotisme désespéré, du huis-clos insoutenable et fascinant !

Jeanine Rivais.

Ce texte a été publié dans le N° 62 de la Revue IDEART, de mai/août 1999.

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