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Pourquoi
les personnages de Chantal Roux n'ont-ils jamais de jambes ? Parce
qu'ils ne vont nulle part, bien sûr ! Ils sont d'ailleurs
toujours incomplets, comme si chez eux, la fonction créait
l'organe : ainsi, ont-ils tous des bras, qui leur sont indispensables
pour supporter leur tête, lorsque pendant des heures, ils
restent immobiles, les yeux dans le vague, plus souvent clos, comme
pris d'ennui ou de somnolence ! Et puis, ils ont des mains, pour
caresser leur chat, nourrir leur poisson rouge, ou battre les cartes
quand ils sont en veine d'intense activité ! Ils sont tous
pourvus d'une tête, aussi, pour montrer qu'ils ne pensent pas ;
que rien ne peut pénétrer sous leur crâne chauve
et venir les perturber : qu'ils sont là, certes, mais
complètement introvertis ! N'auraient-ils pas de cheveux ?
Non, pour permettre à l'observateur de se concentrer sur
l'ovale de leur visage, sur leur large menton mafflu ou au contraire
pointu en galoche ; sur leur gros nez épaté et leur
bouche toujours close ! Ils doivent donc être bien laids ?
Même pas, bâtis finalement sur un
stéréotype, comme aux heures de pointe dans le
métro se fondent tous les visages dans un morne anonymat :
à ceci près que Chantal Roux les peint seuls ou par
deux ; à trois au plus, parallèles et non pas
"ensemble", pour exacerber la certitude qu'entre eux n'existe aucune
complicité, ni même aucune relation! Qu'ils sont
là, côte à côte, remplissant la surface du
tableau, ne laissant dans leur huis-clos sans décor, la place
qu'à un seul objet (oeuf sur le plat, verre, cartes,
énorme religieuse crémeuse...) comme si, dans la
quotidienneté qu'elle leur impose, l'artiste provoquait
soudain en eux une sorte d'étincelle les amenant, l'espace
d'un instant, à magnifier quelque chose de banal qui se
retrouve toujours au premier plan !
Pour échapper à cette sorte d'angoisse diffuse générée par tant de vacuité, le visiteur opère alors un retour sur image ; considère la science avec laquelle Chantal Roux, pourtant totalement autodidacte, l'a fait entrer immédiatement dans son univers composé d'impressions brèves qui ont pu la frapper au coin d'une rue, Au pied de l'escalier, n'importe où... et se sont figées en autant de souvenirs vivaces ! Si présents, si pesants, qu'elle les a intégrés à sa propre biographie et a "dû" les transcrire picturalement !
Son
travail est lui-même une sorte de lourd cheminement fait
d'épaisses couches de peinture appliquées sur la toile
ou le papier, et râclées au couteau jusqu'à ce
qu'il n'en reste rien, sauf une sorte de trame impossible à
détruire. L'artiste dessine alors le personnage qui devient,
dans un premier temps, une surface noire sur laquelle elle revient
avant dessiccation : les couleurs se fondent donc par endroits ; des
plages noires peuvent transparaître ; un rouge ou un bleu
dominer ; un bord se dissoudre en bavures
incontrôlées... Le peintre progresse à grands
traits de couteau qui se chevauchent, s'interpénètrent,
se retrouvent bord à bord... de sorte que les couleurs de
Chantal Roux sont toujours "sales", sans que ce mot soit
péjoratif : il corrobore simplement son sentiment que le
quotidien n'est jamais éclatant ; qu'en toute chose, en tout
événement, prédomine la grisaille !
Ainsi génère-t-elle des individus aux frontières de l'autisme, fagotés dans des vêtements informes et imprécis ; des êtres sans aucune connotation temporelle, sociale ou sociologique ; en une oeuvre puissante et singulière, par moments un peu naïve ; le plus souvent expressionniste !
Jeanine Rivais