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Ses
fantasmes l'entraînent-ils vers de lointains cosmos en
gestation ? Ou bien est-ce plutôt au moment du réveil
que Sophie Rocco prend conscience des créatures
anthropoïdes qui ont hanté son sommeil ? Tout, dans sa
démarche, ressemble en tout cas, à ces aubes difficiles
où un individu ne garde d'un cauchemar qu'un souvenir partiel
; où ne subsistent -mais très fortement- de l' "
aventure nocturne " que des lambeaux. En vain, essaie-t-il de
restituer une cohérence dans les dédales de chaque
scène parcellaire ! En vain interroge-t-il sa mémoire
pour en extraire les détails non-rémanents ! Seul
subsiste, impossible à effacer, le malaise !
C'est alors que l'artiste en Sophie Rocco prend le pas sur la rêveuse et tente de conjurer picturalement ces obsessions fragmentaires ; " retrouver " un à un sur la toile, les chaînons manquants ; reconstituer à partir de ce non-sens le sens de ses rêves. Rude tâche à laquelle elle s'accroche depuis bien des années. Poursuivant sans trêve sa quête. Explorant toutes les pistes possibles. Sans jamais, à l'état de veille, malgré sa volonté créatrice, parvenir à faire " émerger " un authentique " personnage " " réaliste ", prêt à s'intégrer au monde des humains dans lequel elle se débat.
Pourtant, elle confie à cette
toile de bien complexes alchimies : Ayant perpétuellement en
arrière-plan de son esprit cette sorte de Golem, elle
s'efforce -littéralement- de lui donner corps. Et, pour
commencer, de " créer le magma" duquel il puisse "
naître " : elle pose donc, superpose, appose longuement
à grandes traînées du pinceau surchargé ou
au contraire presque sec, épaisseurs sur épaisseurs de
peinture. Ici, encore humides, elles vont se mêler en flaques
informelles ; là, telle couleur va faire vibrer les autres ;
ailleurs, s'étagent des transparences qui provoquent des
nuances et des granités inattendus
Encore
L'artiste en vient, à force de superpositions
irrégulières de sous-couches, à une
véritable gangue lourde et chaleureuse, qui, de facto, devient
berceau où vont se lover les étranges allochtones qui
t
roublent
les nuits et les jours de Sophie Rocco
Aucun élément de décor. Aucune rupture. Il semble que la main vienne d'elle-même vers le centre de la toile ; fouisse ces non-formes et ces non-couleurs préalables ; compose à petites touches incertaines une silhouette allusive. Incontestablement masculine, bien qu'asexuée. Toujours dotée d'une tête dont sont absents les éléments " vitaux " : pas d'yeux, pas de bouche, parfois une arête plus claire suggérant la place du nez. Des épaules tombantes terminées par des membres incomplets. Des hanches surplombant des amorces de jambes. C'est tout De sorte qu'à la fin (encore que le mot ne convienne guère pour ces êtres inachevés), l'uvre semble un écrin hermétiquement clos où les personnages centraux de terre brute, sont enchâssés dans la glaise.
Aucune violence dans ces uvres
tellement denses. A moins que l'on appelle violence cette
introversion absolue, ce sentiment profond de souffrance latente,
d'incomplétude
Tout cela créé non pas, comme il est habituel, par
l'expression, mais au contraire par la non-expression, par toute
cette humanité suspendue que le spectateur ressent comme un
manque (au fond, ne souffre-t-il pas de cette absence d'image de
lui-même ?) Et il faut saluer le grand talent de Sophie Rocco,
son savoir-peindre et son souci de l'action de peindre, son
imaginaire mono-obsessionnel qui lui permettent de " dire " avec du
non-dit !
Il est encore bien loin, le temps -y parviendra-t-elle jamais ? et finalement est-ce son propos ; car cette souffrance de ses créatures ne soulage-t-elle pas la sienne propre ?- où elle pourra contempler un authentique " humain " né de ses mains, de son esprit enfin libéré, et de son cur si puissamment investi ! Et, sans risquer de mourir, poser ses pinceaux !
Jeanine Rivais.
Ce texte a été écrit lors de l'exposition de Sophie Rocco La galerie Emmanuelle Morin-Pitel, 8 rue Saint-Paul, 75004. Il a été publié en noir et blanc dans le N°70 de Janvier 2002 par le Bulletin de l'Association Les Amis de François Ozenda.