L'art en Corse.

CHRISTIAN REBOUL (Peintre amateur)

(Maire d'Avapessa. Président du SIVU du Pays côtier de Balagne)

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Christian Reboul, vous êtes, depuis plus de vingt ans, maire d'un pittoresque petit village de Balagne. Comment définiriez-vous le potentiel culturel corse?

Christian Reboul : Pour moi qui suis très attaché au patrimoine corse et profondément engagé dans ma commune, je définirais la culture au sens le plus large: non seulement l'ensemble des potentialités intellectuelles, artistiques, sociales, mais aussi politiques et religieuses de notre société.

Résumer en quelques lignes le potentiel culturel corse relève de la gageure : Bien que vivant en circuit fermé du fait de l'insularité, la Corse a, depuis la nuit des temps, subi l'influence de multiples envahisseurs : Génois, Sarrasins, Anglais, Français pour les plus récents, mais aussi Phéniciens, Carthaginois, Etrusques, Grecs pour un passé plus lointain ; Autant dire que la culture corse est un creuset "détonnant" au sein d'une île à la fois attachée à ses traditions et cherchant, à l'orée du troisième millénaire, sa voie dans la modernité.

A partir de cette présentation volontairement succincte, je dirai que la culture corse est surtout une manière de vivre, de se comporter, d'être. A travers les clichés presque toujours erronés véhiculés par les médias, les Corses sont souvent perçus comme des marginaux. La situation politique de l'île, la violence des faits-divers qui émaillent notre vie quotidienne contribuent à accroître cette impression. Mais l'immense majorité des Corses, très attachés à leurs racines et à leurs traditions, ne se reconnaissent pas dans cette image négative : ils essaient de préserver leur patrimoine et non de le détruire !

Enraciné sur son île, le Corse est fier, à la fois renfermé et exubérant, froid et chaleureux, fruste, et érudit, humble et arrogant, agacé de se sentir mal aimé et en quête perpétuelle de considération, toujours susceptible, jaloux, violent : les contes qui reprennent nos traditions et la littérature -pensez à Colomba de Prosper Mérimée- illustrent ces contrastes et cette violence.

 

J.R. : Quelle est, selon vous, la situation actuelle de l'art en Corse ?

Ch.R. : Du fait de son insularité, la Corse vit repliée sur elle-même, isolée, hors des grands carrefours de communications métropolitains et mondiaux. Pourtant, chaque habitant est attentif, prêt à répondre aux sollicitations, dès qu'il sent un intérêt réel de la part de ses interlocuteurs "étrangers". La situation culturelle corse est le résultat de cet amalgame de frustrations et de contradictions : Trop tournée sur elle-même, l'île a laissé s'accumuler un important retard culturel par rapport au continent : Pas ou peu de musées, pas d'écoles d'art, pas d'artistes formés à évaluer leur patrimoine. Quant à l'art et aux artistes contemporains, ils ne sont guère mieux lotis: A part un FRAC à Corte, les rares expositions s'organisent à Bastia et Ajaccio dans deux ou trois galeries semi-spécialisées, pratiquant toutes, sauf Artco à Ajaccio, des activités concomitantes.

Par voie de conséquence, la Corse a négligé ou connaît très mal ses richesses artistiques : combien de peintures ou de sculptures ont été dégradées ou volées ? Combien de fresques sont en train de pourrir au fond des églises ?

Cette précarité de la culture insulaire s'est également accrue du fait de la sous-population : Deux guerres ont rendu l'île exsangue et l'exode vers le continent par manque de travail l'a accrue.

 

J.R. : En qualité de maire et de président du SIVU, donc responsable d'entre 1/4 et 1/3 de la Corse, qu'avez-vous fait pour pallier cette situation ? Quelle part de votre budget pensez-vous consacrer à la promotion de l'art (art pur : peinture, sculpture, théâtre, et pas seulement sous leurs formes traditionnelles), dans votre région ?

Ch.R. : En tant que maire, j'ai oeuvré pour la création, dans mon village, d'une association de restauration de l'église. Elle renferme quelques peintures du XVllle siècle en très mauvais état qui seront, je l'espère, également restaurées.

En qualité de président du SIVU du pays côtier de Balagne, j'ai en charge la mise en place d'une politique touristique intelligente, tendant à attirer vers l'intérieur, vers nos villages et nos églises largement ignorées, le flux des estivants habitués à fréquenter la côte. Le rôle premier du SIVU n'est pas de promouvoir l'art, il n'a pas vocation à se substituer aux communes...

 

J.R. : Pourtant, dans ce cadre, vous aviez, l'an passé, envisagé la création d'un " Festival éclaté ". Qu'entendiez-vous par là ? Et pourquoi y avez-vous renoncé ?

Ch.R. : J'aurais souhaité que toutes ou partie des communes inclues dans ce SIVU s'entendent pour présenter chacune une manifestation artistique ou autre différente : théâtre pour l'une, musique pour l'autre, peinture, sculpture, etc. Mais l'organisation d'un tel projet est longue si l'on veut la mener à bien en profondeur. Comme j'ai été élu Président un an auparavant, j'ai manqué de temps. Par ailleurs, il faut ménager les susceptibilités de maires qui organisent, souvent depuis des années dans le cadre communal, diverses festivités fort intéressantes. Tout cela demande résolution, diplomatie, aide. Mais l'idée fait son chemin et j'espère mener à bien ce projet ambitieux.

 

J.R. : Il semble qu'au fil des siècles, aucun peintre ou sculpteur de réputation internationale ne soit né en Corse, malgré les "racines" très diversifiées que vous évoquiez précédemment ! Avez-vous une explication ?

Ch.R. : Votre remarque est juste. Je n'ai pas d'explications autres que celles de la loi des grands nombres, l'insécurité et les destructions inhérentes aux invasions successives. Votre observation est aussi vraie au niveau du sport, puisque nous n'avons pas eu de champions mondialement connus.

Cependant, nous avons de très bons artistes corses, qui mériteraient d"être mieux connus, si l'infrastructure de l'île était plus performante et si le "parisianisme" ou même le "métropolitanisme" n'étaient pas aussi exacerbés. Je regrette bien souvent que, du fait de l'éloignement des contacts et de la négligence des pouvoirs publics, nos artistes soient contraints de vivre en autarcie !

 

J. Rivais. Vos regrets rejoignent ceux de tous les plasticiens que j'ai contactés. Quelles remarques plus précises pouvez-vous ajouter à propos des rapports île/continent dans le monde artistique ? Ou à propos de l'art en général ?

Ch.R. : Je ne reviendrai jamais assez sur le problème de l'insularité. Nous la subissons dans tous les domaines : économique, politique, artistique, etc. Ce que je regrette, c'est que nous soyons obligés de subir, sans presque pouvoir intervenir, les aléas et les modes imposés par les institutions. Pour être susceptible d'influencer le marché de l'art, il faudrait être au coeur des grands centres intellectuels. S'ajoute la faiblesse démographique déjà évoquée, qui nous place définitivement en situation d'infériorité dans la richesse créatrice !

J'espère que la décentralisation, les nouvelles institutions vont se sentir très concernées par ce handicap, et vont avoir à coeur d'aider à la création de sections artistiques dans les principales villes et d'un ou plusieurs musées d'art moderne et contemporain. Je formule ce souhait surtout à l'égard de nos artistes et de nos visiteurs. Habitués à visiter des musées à travers le monde, ils doivent se sentir frustrés par les ressources si restreintes que nous leur offrons dans le domaine artistique. Personnellement, je suis souvent choqué par les outrances de l'art contemporain, par le snobisme et la bêtise de ceux qui font le marché de l'art. Les modes me laissent indifférent et je préfère de loin les grands classiques du Louvre et d'Orsay aux extravagances des FRAC ! Néanmoins, j'aimerais que toutes ces tendances soient représentées sur l'île. Pensons aux témoignages qu'attendent de nous, nos générations futures.

 

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N° 283 DE JANVIER 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

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