JEAN-CHRISTOPHE PHILIPPI, peintre.

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Jean-Christophe Philippi, vos œuvres sont immenses, et donc il serait bien de les avoir à hauteur d'yeux. Pourquoi avez-vous choisi de les placer si haut ?

Jean-Christophe Philippi : Ce n'est pas moi qui ai choisi de les placer ici, mais les organisateurs de l'exposition. Mais je pense que c'était le meilleur endroit pour laisser autour un le plus d'espace possible, et qu'elles respirent. Qu'elles puissent être vues avec un bon recul. Et elles sont superbement accrochées.

 

JR. : Le problème est que, quel que soit l'angle sous lequel on les regarde, on voit entièrement la première ou la dernière, mais les autres sont toujours coupées par les panneaux de vos collègues.

J-C P. : C'est vrai. Il y a un seul lieu panoramique, c'est la scène.

 

JR. : Parlant de vos œuvres, on peut dire : L'homme dans tous ses états ?

J-C P. : Oui. C'est un personnage complexe, ni homme, ni femme, plus ou moins androgyne. Statique. Qui appartient sans doute à quelque chose de très archaïque. Et qui correspond à une obsession. Obsession liée au mythe d'Adam, ou au mythe d'Osiris.

 

JR. : Si l'on songe à sa fabuleuse descendance, Adam devait être bien masculin. Et pourtant, vous insistez sur le fait que vos personnages sont androgynes. Il est vrai que vous ne dessinez pas les sexes, mais il me semble que la façon dont vous campez ces personnages, crée l'impression qu'ils soient masculins.

J-C P. : Je ne sais pas trop que répondre ?

 

JR. : En tout cas, quels que soient son sexe et sa définition, chacun de vos personnages est au milieu du tableau. Entouré d'un ensemble d'animaux, de symboles, etc. Pourquoi est-il ainsi au centre, couvrant de sa stature la hauteur du tableau, au point qu'il semble en avant-plan de tout ce qui se passe autour de lui ?

J-C P. : Je ne suis pas très sûr ? Mais je pense que, quand j'étais enfant, j'ai été très impressionné par les peintures murales qui se trouvent dans les églises gothiques, à Strasbourg ? Qui représentent des saints, très hauts, entourés d'animaux, de symboles. Une configuration très centrée, effectivement. Qui correspond à des figures archaïques enfouies au fond de moi, et ressurgissant dans ma peinture ? De là à tirer des conclusions symboliques, j'aurais beaucoup de mal !

 

JR. : Néanmoins, aux pieds de l'un de vos personnages, est couché un mouton. Qui est symboliquement l'animal du sacrifice. Or, ce personnage n'a pas d'armure, il n'a rien d'agressif. On verrait ce mouton plutôt comme un animal de compagnie que comme un animal que l'on va sacrifier ?

J-C P. : C'est un animal protecteur.

 

JR. : Nous sommes donc dans un paradoxe, entre l'animal sacrifié et l'animal protecteur ?

J-C P. : L'animal sacrifié est celui qui permet la re-naissance. Il a donc une double fonction : il est protecteur parce qu'il permet le passage entre la mort et la vie ! Il appartient au cycle de la création.

 

JR. : Ce raisonnement devient compliqué !

J-C P. : L'animal sacrifié est celui qui permet de décharger la violence, la convertir en quelque chose de neuf, qui permet l'ouverture, le passage. Qui permet l'avenir, la création. C'est en ce sens-là que l'animal prend une signification.

 

JR. : D'autres personnages sont plutôt accompagnés de motifs floraux. Puisque finalement, il me semble que vous ayez abordé des thèmes religieux, il est rare que l'on y rencontre ce thème-là. Qu'est-ce qui fait donc qu'à un moment, vous ayez choisi de vous éloigner des modèles évoqués tout à l'heure, de la cathédrale de Strasbourg ?

J-C P. : Je pense que je suis tout imprégné de mythes païens et de mythes chrétiens, aussi intensément. Et que j'essaie, dans mes peintures, de les faire se rencontrer.

 

JR. : Vous avez bien défini le rôle de l'agneau par rapport à votre personnage. Comment définissez-vous celui des fleurs ?

J-C P. : Si vous regardez bien, ce sont des galaxies, des spirales en mouvement, qui symbolisent l'origine et la fin, dans le même moment, dans l'instant. Une œuvre d'art, c'est une surface colorée qui permet de sortir du temps. Qui permet d'échapper à la durée, à la linéarité. C'est quelque chose qui permet l'extase. On peut d'ailleurs sortir du temps de façon très banale dans le quotidien, sans que cela soit de la mystique. Par exemple, une personne assise à son bureau en train de faire un travail fastidieux, va regarder passer un nuage dans le ciel : c'est un moment d'extase totale. Un moment de sortie du temps. Et peut-être un moment de vérité.

Ces fleurs tourbillonnantes, c'est la possibilité de l'éblouissement, dans l'instant. De l'éblouissement immédiat.

 

JR. : Plutôt que de penser à ce côté mystique que vous venez d'évoquer, j'avais pensé à des étapes de " La Dame à la Licorne ". Est-ce que cela vous paraît incongru ?

J-C P. : C'est une œuvre que je vais souvent regarder au Musée de Cluny. Mais je n'ai pas la prétention d'en prélever des motifs et de les interpréter ! Je pense que c'est quelque chose qui s'est intériorisé. Quelque chose qui s'est transformé. Et qui ressurgit inconsciemment dans mon travail de peintre ?

 

JR. : Votre travail est extrêmement coloré. Mais dans des couleurs semi-automnales. Comme si vous peigniez des fleurs, mais en leur donnant la couleurs des fruits.

J-C P. : J'ai grandi en Alsace, dans les Vosges. Dans une sorte de Paradis terrestre. Et l'automne était un moment extraordinaire pour moi. Où j'avais l'impression que l'éternité s'ouvrait devant moi. Jusqu'à l'adolescence. C'est un paradis perdu. Et ma peinture est un accès à ce paradis. Et j'essaie d'ouvrir la voie aux autres.

 

JR. : Je suis un peu perdue, dans ce domaine de la mystique…

J-C P. : Ce n'est pas du tout mystique ! La mystique propose un accès à la vérité dans un mode inaccessible, qui ne peut être que contemplé. Or, la peinture ne propose qu'une émotion sensuelle, immédiate. Erotique. Qui met en œuvre toutes les sensations de l'homme. En ce sens, ce n'est pas du tout mystique, puisque le bonheur est possible maintenant, tout de suite. C'est ce qui se passe quand quelqu'un est ébloui par un tableau, sans même avoir été préparé : c'est un moment d'accès au bonheur qui n'a rien à voir avec une mystique. Ni avec une transcendance. C'est maintenant, dans la réalité, dans la matérialité. C'est cela la puissance de la peinture. C'est une puissance qui a été refoulée par toute l'histoire du XXe siècle. Notamment par le conceptualisme. Et c'est une des grandes erreurs de l'art.

 

JR. : J'ai peur de vous avoir très mal suivi dans votre raisonnement qui me paraît tellement mystique… Alors, plus que jamais, je vous demande s'il y a quelque chose d'autre dont vous auriez aimé parler ? Des questions que je n'ai pas posées et que vous auriez aimé entendre ?

J-C P. : Ce que je voudrais dire, c'est que, si je peins, si je m'obstine à peindre, c'est parce qu'il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre. Il y a quelque chose qui me force à peindre, que je ne comprends pas et qui me pousse à essayer de déchiffrer. Comme une mythologie qui serait enroulée à l'intérieur de moi-même. Que je voudrais dérouler. Et plus je la déroule, plus elle se complexifie, plus elle s'obscurcit, et plus le secret s'intensifie. C'est la seule chose qui compte dans ma vie, d'approfondir ce secret, de le faire partager par un autre regard, peut-être ? C'est ce qui est le plus difficile.

 

JR. : Mais alors, si un jour vous avez enfin le sentiment d'avoir percé ce secret, pensez-vous que vous continuerez à peindre ? Ou en viendrez-vous à vous exprimer autrement ?

J-C P. : Je pense que je continuerai à peindre.

 

JR. : Et que peindrez-vous ?

J-C P. : Je ne sais pas. La peinture est un art qui est lié au secret. Qui est une condensation du secret. Qui nécessite que l'on se taise. Qui nécessite la mort de la parole. Et le retour à une origine. C'est un paradoxe, parce que c'est à la fois un exercice de pensée, très élaboré ; et en même temps, un exercice d'épiphanie du sens, qui dépasse les mots. Qui va vers un état d'avant le langage. Qu'on a tous connu. Avant la naissance, peut-être ?

Et j'aimerais ajouter quelque chose de très provocant : Je pense que la leçon de l'histoire du XXe siècle, qui est le siècle le plus monstrueux de l'histoire, le siècle où il y a eu le plus d'atrocités, c'est de replacer l'homme au centre du monde. Je dis que cette idée est provocante, parce qu'elle fait s'écrouler beaucoup de préjugés dans la philosophe contemporaine, et même en politique. On vit sous la domination de la science, de la puissance scientifique, qui a la prétention de dire la vérité, et de dire que ce que perçoivent les hommes, est faux. Or je pense que chaque homme perçoit vraiment ce qui se passe autour de lui, chaque homme perçoit sa vie, perçoit son histoire, ne la maîtrise pas forcément. Mais chaque homme a accès à la vérité, il n'a pas besoin d'un spécialiste pour la lui dire. La plus grande humiliation du monde moderne, c'est qu'il faut toujours demander son avis à un spécialiste. Par exemple, je déteste la psychanalyse : je pense que les gens n'ont pas besoin de quelqu'un pour leur dire les choses. C'est un appauvrissement de la pensée et un fourvoiement.

Entretien réalisé au Festival GRAND BAZ'ART A BEZU, à Bézu-Saint-Eloi, le 31 mai 2009.

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