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Co-fondateur de l'Aracine avec Madeleine Lommel et Claire Tellier, Michel Nedjar était depuis longtemps déjà le créateur prolifique d'une uvre multiforme et d'une terrible puissance.
Peut-être
doit-il à ses origines duelles (père juif
algérien et mère juive polonaise), et à la
décimation de sa famille par les Nazis, l'angoisse
sous-jacente dans toutes ses créations, qu'il s'agisse de ses
" poupées ", de ses peintures ou de ses dessins. Deux
influences ont, en tout cas, été déterminantes
dans la naissance et la connotation poignante de sa vocation : le
visionnage, en 1960, du film d'Alain Resnais, Nuit et brouillard,
(cette plongée dans des abîmes si profonds que,
près d'un demi-siècle après, ce douloureux
témoignage glace encore d'horreur et de pitié le
spectateur) qui va l'amener à chercher tous les documents
possibles sur l'Holocauste. Et puis une grave maladie qui le clouera
pendant plusieurs années dans un sanatorium. En quête de
lui-même, Michel Nedjar part pour un long voyage en Orient,
puis en Amérique du Sud. Dans ces derniers lieux en
particulier, il prend conscience du rôle que jouent les
poupées, dans l'imaginaire et le quotidien populaires. Lui
qui, vivant dans un milieu essentiellement féminin, cousait et
habillait depuis toujours les siennes, constate au-delà de
leur rôle ludique, la signification cultuelle et
funéraire qui leur est attribuée.
Depuis lors, de quels sombres horizons essaie-t-il sans trêve de revenir ? De quels cauchemars s'éveille-t-il encore, apparemment, pour créer d'aussi tragiques personnages ? A combien a-t-il transmis vie et pouvoirs conjuratoires pour tenter d'adoucir ses peurs intimes ? A quels maléfices ces petites uvres lui ont-elles permis d'échapper ?
A l'origine, ses " poupées " devaient sembler bien laides, simples boudins bourrés de guenilles, de déchets de toutes sortes, dans des couleurs de marron et de gris salis et tachés pour symboliser la souffrance de certains hommes avilis et humiliés dans leur esprit et dans leur corps ; parfois plus élaborés, aux déformations monstrueuses, cornues, bossues, serrées de cordons, ligaturées de bandes de chiffons semblables à ces torons indénouables qu'affectionnait l'Inquisition ; coquettes, parfois, un tantinet humaines malgré leurs faces hideuses de sorcières, dans leurs robes de dentelles fanées ; momies aux yeux indéchiffrables qui auraient pu, en d'autres temps, accompagner dans l'au-delà, l'âme d'un défunt ; visages animaliers, etc. Pourtant, à force de répétitions, telles les rémanences de rêves éveillés, elles en sont venues à former une véritable population de damnés ; et subséquemment, à générer une esthétique si particulière qu'elles sont immédiatement reconnaissables parmi les uvres de n'importe quels autres créateurs.
Quel
monde ! A vivre en leur compagnie, où trouver un peu de
répit, une pointe d'optimisme ? Et cependant, comme si elles
ne disaient encore pas " tout " ce que veut exprimer l'artiste, ces
poupées à la fois objets familiers et capables, tels
des grigris, d'absorber ses fantasmes et ses peurs, Michel Nedjar
tente de rendre encore plus touffue la narration de " sa " guerre
rétrospective, de " ses " camps et " ses " batailles
personnelles. Sont nés parallèlement et avec une
égale abondance, dessins et peintures : visages tellement
désincarnés qu'ils sont réduits à une
simple ligne ; ou au contraire envahissant la toile, serrés
les uns contre les autres par rangées, comme les aurait
étiquetés quelque embaumeur ; leurs paupières
closes contractées sur leur émotion ou leurs gros yeux
vides et leurs nez énormes mangeant l'espace strict qui leur
est imparti ; ou bien assis, seuls, tout gris, emprisonnés
dans une gangue noire, la poitrine également noire
maculée de taches grisâtres : reliquaires,
peut-être ; ou parfois peints en rouge, criblés de
graffiti noirs ; debout les bras en croix, attachés à
des pieux ; enfermés dans des suaires noirs claquant raidement
de part et d'autre de leurs épaules, comme la pèlerine
des Cavaliers de l'Apocalypse
Car il s'agit bien là d'une uvre apocalyptique, portant à travers le monde les désarrois d'un esprit complètement introverti, axé obsessionnellement sur ses questionnements ; sur la constatation jamais résignée, la certitude récurrente que l'homme est pour l'homme une goule et que lui, Michel Nedjar qui découvrit un jour par hasard cette horreur, continue de faire son deuil et d'accomplir son devoir de mémoire.
Jeanine RIVAIS