ENTRETIEN de JEAN MEDARD avec JEANINE RIVAIS.
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Jeanine Rivais : Jean Médard, tout votre petit monde se retrouve côte à côte, enfermé dans des boîtes : Pourquoi ?
Jean Médard : Au début, j'agissais, non pas dans la volonté d' " utiliser " des boîtes, mais de protéger mes sujets. C'était des coquillages, ils étaient fragiles, il fallait également trouver un moyen de les transporter Petit à petit, les boîtes ont pris de l'importance. Elles sont devenues des repères, des repaires, des petites maisons, des refuges, etc.
J.R. : Revenons à ce que nous demande en premier la logique : présentez-vous. Avez-vous toujours créé ? Vos parents étaient-ils tournés vers l'art ? Comment en êtes-vous venu à cette forme de créations ?
J. M. : Ni mes parents ni moi n'étions au départ, tournés vers l'art. Vers la vingtaine, je regardais les artistes en me disant qu'ils avaient bien de la chance ! Mais en aucune manière, je n'avais envie de le devenir. J'étais bien trop complexé vis-à-vis d'eux. Pour moi, c'était une situation inatteignable.
J'étais un cancre à l'école. Je me suis retrouvé dans le commerce, mais cela se passait très mal, parce que je ne supportais pas la hiérarchie. Je me suis marié. J'ai eu la chance de rencontrer une femme qui a compris mon problème et m'a suggéré d'arrêter de travailler, que nous nous débrouillerions avec son salaire. Que nous verrions bien plus tard
Quand je me suis arrêté, j'ai passé des journées à me demander ce que j'allais faire de tout ce temps libre ? J'ai commencé à faire de la photo, " dessinailler ", bricoler. Je faisais des petites sculptures en terre cuite. Des choses que je prenais plaisir à faire, mais quand on me demandait si je devenais artiste, je m'en défendais, et me considérais comme un bricoleur ! Je me disais que si je me classais dans les artistes, je ne pourrais qu'en être un médiocre ! Tandis que là, j'étais peinard, sans souci !
J'ai commencé à découper mes photos, les colorier. Je me suis peu à peu détourné de la photo. En somme, il fallait que je trouve une technique tout à fait à moi, que personne ne m'ait jamais apprise. Je demeurais rétif à tous les apprentissages. A un moment donné, je me suis mis à assembler des morceaux de fer, pour constituer des personnages. Peut-être parce que depuis toujours, je glanais, ramassais les morceaux qui m'intéressaient ? Je m'intéressais aussi au Design, aux objets. Mais je suis incapable de dire comment de l'un à l'autre, m'est venue l'envie d'assembler ces éléments ?
J . R . : On peut donc dire que vous êtes un autodidacte absolu ?
J. M. : Oui. Sauf, qu'à la limite, je fais appel à des références, mais qui sont souvent loin de ce que je fais : le cinéma, par exemple. Ma femme et moi étions cinéphiles, nous allions voir les derniers Pasolini, Antonioni, etc. Les arts plastiques me passionnaient moins, mais nous commencions tout de même à aller dans les musées.
J.R. : Ce devait être ma remarque suivante : vous êtes autodidacte " techniquement ", mais par contre, vous avez acquis une culture. Il me semble, d'après ce que vous avez dit tout à l'heure, que vous avez eu une enfance simple, sans grande culture évidente ?
J. M. : Sans grande culture évidente, en effet. Je crois que ce que je fais maintenant se rapporte beaucoup à Mardi-Gras. L'art qui m'impressionnait à ce moment-là, c'était l'art brut de ces gens qui se maquillent à Carnaval, etc.
J.R. : C'était alors de l'Art populaire ?
J. M. : Oui. J'étais très attiré par la mascarade. D'ailleurs mes visages sont presque toujours des masques !
J.R. : De cette enfance apparemment comblée par les apports locaux, comment en êtes-vous venu à un besoin de culture ? Qu'est-ce qui a été le déclencheur ?
J. M. : Je ne sais pas trop. Ma femme est une intellectuelle, elle était à ce moment-là à la fac. Je crois que j'ai voulu être égal à elle, essayer de lui montrer des choses qui pouvaient l'intéresser Cela a peut-être été le déclencheur.
Tout de même, mon père était un homme intelligent, très philosophe. Qui ne s'intéressait pas à l'art, mais réfléchissait beaucoup, s'intéressait aux hommes Grâce à lui, j'ai appris plein de choses sur la vie, sur les hommes, j'ai appris à me débrouiller dans la vie autrement que par l'école.
J.R. : Vous avez donc commencé vos récupérations, vos collages. Quelle forme avaient-ils après être passés par vos mains ? Ressemblaient-ils à vos personnages actuels, ou avez-vous traversé d'autres étapes ?
J. M. : La première étape, a été celle que j'appelle " La Matrice ", et qui en a vraiment l'air : J'étais en Bretagne, sur la plage où je m'ennuie toujours à mourir. Alors, j'ai fait comme les enfants, j'ai ramassé des coquillages qui traînaient. Je suis rentré chez moi avec mon sac de coquillages. Et au moment de les jeter, j'ai eu une hésitation. Je me suis dit : " Tu fais bien des assemblages de métaux, pourquoi ne ferais-tu pas des assemblages de coquillages ? " C'était l'hiver. Cela me donnait un prétexte pour rester au chaud. J'ai commencé à assembler des coquillages. Je me suis dit que j'allais faire une douzaine de personnages qui représenteraient plus ou moins mes vacances bretonnes. Je voulais que ce soit un peu humoristique, que ce soit ceci, que ce soit cela Et je m'y suis mis. J'avais un grand panneau de mairie, j'ai décidé de fixer dessus mes personnages, à la manière dont on épingle les papillons. Et je leur ai trouvé des noms en " latin ". Un latin bien à moi : " Lolita exposare " J'ai montré ces premiers objets à des amis qui m'ont encouragé à continuer.
Mais tout de même, je trouvais cela un peu simpliste : les coquillages étaient posés à plat, sans volume. J'ai commencé à faire des têtes. Uniquement des têtes. Les premières étaient petites et pour chacune, je me demandais ce que j'allais pouvoir en faire. Finalement, toutes aboutissaient dans des tiroirs? Cela a duré près d'un an.
Un jour, je me suis dit qu'il fallait en finir, et que si je voulais les montrer, il fallait que je les protège. D'où l'apparition des boîtes. Le problème devenait celui de trouver une belle boîte, vieille Cette idée des boîtes qui se touchaient me plaisait beaucoup.
J.R. : Nous voilà donc dans une période où vous créez " têtes cherchant désespérément corps " ?
J. M. : Oui. C'était un travail du début des années 2000. Avant, il y a eu ma " Période Louis Pons ". J'étais allé à Noyers sur Serein et j'avais vu une exposition de lui, puis une autre à Paris. J'en suis sorti tout vert de colère, en me disant qu'il faisait exactement ce que j'aurais aimé faire ! Sans l'avoir jamais rencontré, je lui en voulais ! Et puis, en rentrant chez moi, j'ai décidé de " l'ignorer " et de faire exactement ce qui me plaisait. Mes assemblages suivants pouvaient faire penser à lui qui était devenu très célèbre, mais finalement ils ne ressemblaient pas à ses uvres. Tout de même, je me suis vite lassé, parce que chaque fois qu'une personne un peu connaisseuse voyait mon travail, elle me disait : " Tiens, tu aimes bien Louis Pons ! " Je me suis dit qu'il fallait que je change, que je n'allais pas faire du sous-Pons toute ma vie ! Je me suis donc lancé dans les coquillages.
J.R. : Vous avez évoqué vos vacances en Bretagne. Mais vous vivez ici, dans cette région loin de la mer, et les coquillages que vous rapportez de vos vacances, n'ont rien à voir avec les beaux dont vous vous servez pour la plupart de vos compositions !
J. M. : Mais j'ai une autre bonne raison d'aimer les coquillages : je suis né à Berck-Plage. Mon père, blessé de guerre était au sanatorium de Berck. J'ai passé les trois premières années de ma vie là-bas, je peux affirmer que mes premiers jouets ont été des coquillages ! Je trouve amusant que cinquante ans après me revienne la même envie de les manipuler.
J.R. : Oui, mais tout de même, je vois autour de nous des beaux coquillages très exotiques, pleins de magnifiques couleurs, et qui n'ont rien de berckois !
J. M. : Oui, mais il s'agit là de tout ce que je peux glaner sur les brocantes ! Des énormes coquillages que je paie un euro !! Je ramasse tout ce que je trouve. Je m'aperçois que les plus beaux ne sont pas forcément ceux que je réutilise le plus facilement. Ils sont plus difficiles à caser. Mais à force, je trouve une grande variété ! D'autant que les amis me rapportent ce qu'ils trouvent également au cours de leurs voyages.
J.R. : La présence de ces coquillages a forcément changé l'aspect de vos compositions : ils apportent une sensation de sensualité, une impression tactile, etc. qui n'existe pas dans les compositions faites avec des objets communs. Il me semble qu'il y a là deux démarches différentes. Qu'est-ce que chacune vous apporte ? Qu'est-ce que ces objets du quotidien que vous dénichez dans les vide-greniers vous apportent, par rapport aux coquillages ?
J. M. : Ce n'est pas tout à fait ainsi que je me situe. Pour moi, il y a les éléments organiques, coquillages, poils, plumes, os Avec eux, je crée les êtres. Je ne me casse pas la tête, j'ai envie de dire que je vais au plus simple. On me dit : " Mais ils paraissent vivants ! ". Je n'ai pas de mérite, puisque je suis certes dans le domaine du " déjà mort ", mais de l'élément prêt à renaître. Tout le reste, ce sont des objets qui entourent les êtres.
J.R. : Vous voulez dire qu'une fois constitué ce personnage, à partir de ce que l'on pourrait appeler des " matériaux nobles ", les matériaux banals des brocantes vont être agencés comme faire-valoir ?
J. M. : Plus ou moins, oui. Faire-valoir ou parties de la personne, comme nous qui habitons une maison avec autour de nous les objets usuels de la maison.
Mais quand vous dites cela, que voulez-vous dire exactement ? Vous pensez par exemple à l'ajout de cette roue, dans celui qui est auprès de nous ?
J.R. : Non. Celui-ci a été retravaillé. Je veux dire qu'un objet de bois de pierre ou métallique va entrer dans " l'environnement " du personnage, jamais " faire vraiment partie de lui ".
Quelquefois, vous êtes intervenu lourdement sur des éléments, au point que pour certains, je ne suis plus sûre qu'il s'agisse de coquillages. J'ai plutôt l'impression qu'il s'agit d'os ? Mais quand je vois certaines de vos têtes, je me dis -j'y reviens- qu'un coquillage banal de nos régions n'aurait jamais pu produire le même effet. Je veux dire qu'il y a une richesse de texture qui a forcément été importée. Tout cela est un peu difficile à démêler !
J. M. : Mais le plus souvent, le plus banal des coquillages est celui qui va rendre le mieux. En fait, je ne sais jamais quel est le plus beau, le plus noble, je n'ai pas ce rapport à l'objet. Pour moi, ce sont des éléments organiques, avec des formes, des couleurs, des textures, alors je les assemble comme je peux pour constituer mes personnages. Constituer finalement une espèce de tribu, de peuple dont la vie m'intéresse.
J.R. : Ce peuple possède-t-il un nom ?
J. M. : Oui. Ce sont LES NATUS. Natus, parce qu'ils sont faits en éléments naturels.
J.R. : Il me semble tout de même sentir plusieurs démarches, dans cet ensemble : nous avons parlé de la boîte protectrice, puis de la boîte/coffre. C'est-à-dire où le côté protecteur est un peu disparu, mais dont le rôle d'écrin sert plutôt à une mise en valeur ?
J. M. : Oui. La maison devient presque un lieu, un territoire Le verre garde toutefois toujours un peu son rôle protecteur.
J.R. : Mais pourquoi ce besoin de les " protéger " ?
J. M. : Pour les faire durer plus longtemps !
J.R. : Donc, l'idée de pérennité est importante dans votre travail ?
J. M. : Moins maintenant. Quand j'assemblais du fer, j'étais serein, je me disais qu'il pouvait aller n'importe où, il résisterait. En même temps, j'avais l'impression qu'avec les morceaux de fer, je me fortifiais. Qu'ils étaient mes protecteurs. Alors, que maintenant, c'est le contraire. Comme ils sont plus fragiles, c'est moi qui les protège. En fait, je suis passé de l'enfant-qui-faisait-du-fer au père-qui-protège-ses-petits-personnages !
J.R. : A les regarder, il me semble y avoir deux classes sociales, chez vos Natus ? Ceux que dans notre civilisation, nous appellerions les nobles, les nantis, les riches peut-être, qui sont longuement élaborés en tant que personnages ; qui ont un corps similaire au corps humain. Et ceux qui sont non pas à l'état d'ébauche, mais qui sont restés comme des petits pauvres dont personne n'aurait eu le temps de vraiment se préoccuper ? Celui qui est devant nous, avec sa roue derrière, ressemble vraiment à un gueux ?
J. M. : Au départ, la nature de mes personnages n'est pas quelque chose que je définis. C'est vrai qu'ils peuvent ressembler à des riches ou à des pauvres, être opulents avec un gros cigare, et d'autres fois être en guenilles. Au départ, il y a une tête. Puis, j'essaie de réaliser un corps qui aille avec. Ce corps va apparaître d'une certaine manière, sans que ce soit vraiment volontaire.
J.R. : En fait, ce qui vous importe, c'est la tête. A la limite, ils auraient tous pu rester à l'état de tête ? Pouvez-vous expliquer pourquoi le corps ne vous motive pas ? Et ensuite, pourquoi vous vous astreignez à en ajouter un ?
J. M. : Peut-être parce que cela me semblerait monotone de ne faire que des têtes. Je m'ennuierais j'en suis sûr. C'est ce que j'ai fait à un moment, et j'ai eu envie de changer.
Et puis, j'aime bien les gens, alors je veux les voir agir, les voir faire quelque chose. Au début, c'est peut-être le regard qui va me saisir chez la personne que je vais rencontrer, mais petit à petit, je vais avoir envie qu'elle bouge.
Par ailleurs on n'existe pas avec une tête seule. Chacun a un corps, est dans un décor, voyage, je suis même en train de réaliser des personnages qui s'" envoient en l'air ", qui sont suspendus, qui ont l'air de flotter
La tête est le point de départ, le centre, comme la matière première indispensable à l'uvre.
J.R. : Mais alors, le corps définit la " fonction sociale " ?
J. M. : Ce n'est pas tout à fait cela. Elle va apparaître sans que je la cherche.
J.R. : Finalement, est-ce que je vous ai bien compris ? Vous travaillez la tête, alors que le corps vient " malgré " vous ?
J. M. : Pas malgré moi, parce qu'il fonctionne avec la tête. Mais des fois, cela m'est très difficile de le réaliser.
J.R. : Un autre aspect de vos personnages, c'est me semble-t-il, que vous n'essayez jamais de les embellir : ils vont tous dans le sens de la laideur (sans qu'il y ait quoi que ce soit de péjoratif, bien sûr). Certaines femmes sont élégantes, mais elles ne sont pas belles. L'une d'elles, tout à l'heure, m'a fait penser à Michel Simon !!
J. M. : Oui. Et elles sont vieilles ! Et puis, elles n'ont rien d'absolument féminin, elles peuvent être des hommes. En fait, mes personnages ne sont pas trop sexués. Ainsi, dans la série que j'ai intitulée " Les contes oubliés ", quelqu'un s'est exclamé : " Tiens, on dirait le Chat botté ! ". Puis a essayé de se rattraper en disant : " Oui, mais avec des oreilles aussi longues, un caleçon léopard et des ailes, ce n'est pas pensable ". Mais en fait, le lendemain, en regardant de nouveau cette uvre, je me suis dit que ce n'était pas faux. D'où j'ai conclu que c'était bien un personnage de conte. Qu'en fait des milliers de contes de la tradition orale ont disparu, et je me suis promis de recréer ces contes. Avec des êtres dans des boîtes, conçus de telle façon qu'à partir d'untel, un enfant pourrait redémarrer tel conte.
J.R. : La boîte, par définition, crée un immobilisme, un empêchement d'aller vers " ailleurs ". Comment reliez-vous cette série avec celle que, je crois, vous êtes en train de faire maintenant, c'est-à-dire mettre les personnages sur ou dans des véhicules ?
J. M. : L'idée m'en est venue à la suite d'une manifestation où un ami m'a proposé de bruiter mon exposition. Mais quel bruit choisir ? Je lui ai proposé des chuchotements. Nous avions conçu la présentation des uvres comme une sorte d'arceau, de tunnel de boîtes dans lequel se trouvait pris le visiteur. Et le son sortait en bas. Le visiteur avait le sentiment d'être englouti dans ce tunnel, et se demandait d'où sortait ce son. C'est ce son, justement, que ne supportaient pas les petits personnages. Et ils ont un jour décidé de partir en exode. J'avais ajouté des commentaires du genre : " Les Natus étaient peinards dans leurs boîtes, etc .jusqu'au moment où un bruit étrange est apparu ".
J.R. : Cette idée de bruitage a, en fait, changé les choses : elle a créé une socialisation, une collectivité là où il n'y avait que des individus. Chacun, en effet, était dans sa boîte, à deux au plus, et maintenant les voilà fuyant tous ensemble.
J. M. : Oui et non. Chacun avait sa petite boîte. Les boîtes étaient en fait placées comme dans une HLM., et assemblées à la manière des appartements dans ces tours. Mais je ne voulais surtout pas créer l'idée d'un agglomérat où tout le monde se ressemblerait. Je préfère parler d' " individus " que de " foule " ou de " peuple ". Ceci dit, il y en a tout de même quelques-uns qui vivent en famille !
J.R. : N'est-ce pas une tentation, pourtant, quand tous ces personnages s'entassent côte à côte, de leur créer une convivialité, une communauté, en dehors de l'idée de famille qui me semble très épisodique dans votre travail !
J. M. : Pas vraiment une tentation pour moi. Je suis tout seul. J'ai toujours souffert de solitude, c'est pour cela que je présente mes personnages solitaires. Chacun seul, dans son petit univers.
J.R. : Parlons maintenant de ces grands personnages qui sont fixés à l'extérieur de la maison, le long des murs du jardin. Ils ont l'air d'être des guerriers.
J. M. : Ce sont " Les Grands Protecteurs ".
J.R. : La maison est donc un lieu surprotégé pour vos personnages ? Les Protecteurs muraux, puis vous qui les mettez dans des boîtes pour les protéger encore plus Justement, il me semble paradoxal d'entendre que vous souffrez de solitude, et de constater qu'à votre image, vous imposez cette même solitude à vos personnages. Ne devriez-vous pas, au contraire, avoir à cur de leur créer une vraie vie sociale ? C'est ce que je vous soufflais quand je parlais de l'exode qui est forcément une démarche collective.
Placer ainsi vos personnages hors de tout contact social, est-il une façon de corroborer votre solitude ? Ou une façon de la conjurer en constatant qu'ils sont comme vous ?
J. M. : Plutôt la conjurer. Pourtant, il y a une évidence à propos de mes personnages : quand j'en montre une multitude, on ne me fait jamais remarquer qu'il y a une " quantité d'individus ". Chaque visiteur a une impression de foisonnement, d'ensemble. C'est comme dans une rue : personne ne se parle, mais les gens se croisent, et tout le monde est là.
J.R. : Dans le même esprit, votre atelier est tellement peuplé, qu'il est impossible de penser à la solitude. En fait, les personnages sont tellement serrés les uns à côté des autres, qu'ils ont l'air d'appartenir au même monde. Or, d'après votre volonté de les garder " en tant qu'individus ", on a sur chaque mur, une quarantaine d' " unités " différentes, et non pas un groupe d'une quarantaine d'individus !
J. M. : Oui. Et il est rare qu'une tête ressemble à une autre. Sur peut-être mille que j'ai faites, je suis sûr qu'il n'y en a pas cinquante qui se ressemblent !
J.R. : Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez ajouter ? Des questions que je n'aurais pas posées ?
J. M. : Il y a tout un côté humoristique qui n'est peut-être pas très visible ?
J.R. : En effet, à aucun moment je n'ai pensé à l'humour. Vos personnages me semblent beaucoup plus austères qu'humoristiques.
J. M. : Chaque fois que je leur donne des titres, ils tendent vers l'humour. Par exemple " Couple de bourgeois canadiens séparé depuis peu "
J.R. : Oui, mais le titre ne corrobore pas forcément l'image. Il peut être un ajout, une opposition Justement, voilà une question que j'avais oubliée, c'est la raison pour laquelle tous sont d'un sérieux impressionnant ?
J. M. : Moi, je vois beaucoup de mascarade dedans. Elle peut apparaître morbide à certains, et joyeuse à d'autres. Ils sont tous du domaine de la caricature. Leurs visages sont des caricatures. Bien sûr, ils peuvent être pensifs
J.R. : Il est possible que la répétition de tous ces masques crée une impression d'une certaine gaieté, bien que je n'en sois pas convaincue. Mais, pris un par un, il n'en est rien.
J. M. : En effet, je ne peux pas dire que ce soit gai, mais un peu ludique. Les enfants par exemple, se sentent bien ici, ils rient.
J.R. : Mais chacun connaît le goût des enfants pour le morbide.
J. M. : En tout cas, les regarder ne me rend pas triste. Et ne rend pas triste. J'ai remarqué que certains ont quelque chose de dur, et pourtant au bout, personne ne prend un air compatissant pour me dire : " Mon pauvre vieux, ça ne va pas fort, en ce moment ! " Jamais personne n'a eu cette réaction. Je crois que c'est parce qu'ils sont proches de la vie.
J.R. : Il faudrait pour terminer, que nous évoquions une certaine préciosité caractéristique de tout ce travail. En ce moment où nous sommes envahis par la mode de l'Art-Récup', certains vont vraiment grossièrement " à l'attaque " ! Mais ici, il y a un travail, un fini On sent qu'il y a complicité entre vous et vos objets dans la gestation de vos personnages ; qu'il a forcément fallu que vous travailliez le nez collé sur les visages ou les corps pour les réaliser aussi finement, et de façon aussi sophistiquée !
J. M. : Personnellement, je trouve que je ne le suis pas assez, justement. Le seul moment où je trouve que je le suis assez, c'est dans le regard que j'ai sur les objets parce que cela fait trente ans que je les découvre. A force de chiner, de glaner, sur mille objets, je vais tout de suite trouver celui qui est rare, qui est " pour moi ". Je me sens plus rustre que sophistiqué, dans mon travail.
J.R. : A certaines étapes, on pourrait bien sûr se dire la même chose. Mais quand ils sont terminés, ils présentent une telle finesse, qu'il me semble bien, en dépit de vos dénégations, y trouver cette sophistication, cette complicité avec vos personnages.
J. M. : Il faut bien les finir à un moment donné. Et il est vrai que quand je me sens arriver à la fin, je les fignole. Je pourrais ne pas le faire, mais j'aime donner l'impression du bien fini.
Entretien réalisé le 31 octobre 2006, dans l'atelier de l'artiste à LAIMONT.
(L'ami en question a composé un très beau bruitage à partir de ahanements de trains, très rythmés, très proches des bruitages de pieds des danseurs de flamenco )