LUIS MARCEL, FONDATEUR et ANIMATEUR DU

MUSEE DE L'ART EN MARCHE de LAPALISSE (Allier)

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Luis Marcel, il y a très exactement dix ans que nous avons fait notre premier entretien. Le musée était encore à l'état d'ébauche, en train d'être peint en blanc. Aucune œuvre n'était arrivée. Et puis, un jour, nous l'avons inauguré. Que s'est-il passé, depuis dix ans ?

Luis Marcel : A raison de 10 000 à 15 000 enfants par an, calculez le nombre d'écoliers qui sont venus découvrir cette forme d'art que j'aime. Il y a ici presque 1000 œuvres, dont un certain nombre sont parties à travers le monde. Cela représente aussi un nombre important qui ont migré dans des écoles de campagne et, en fonction des projets pédagogiques, ont habité chaque fois pendant un mois avec les élèves. Des expositions ont été organisées à Vienne, à Berlin… Nous allons exposer La Tinaya. Et bientôt nous allons créer un petit frère à Pietra Meamt en Roumanie…

 

JR. : Que sera ce musée, puisque, en Roumanie, il n'y a pas forcément des œuvres équivalant à l'Art brut. Je croirais qu'il y a plutôt de l'Art populaire ?

LM. : En effet, de l'Art brut en Roumanie, il n'y en a pas ! Il se trouve que j'ai découvert là-bas plusieurs artistes, dont l'un qui s'appelle Dumishka, qui est très proche de la Nouvelle Figuration. Les Combas, les Di Rosa, etc… Cet artiste est très talentueux. Nous sommes devenus amis. Il m'a fait rencontrer un responsable artistique et nous avons parlé de l'Art en Marche. Il s'est passionné pour cette démarche qu'il ne connaissait pas. Et il a eu envie de créer un musée d'Art contemporain dans cette mouvance. Nous allons donc intervenir ensemble.

 

JR. : Je voudrais que nous revenions sur cette question de vocabulaire. Vous dites : " J'ai défini mes conférences : Art contemporain, Art populaire ". J'admets que vous ayez changé de définition pour toute la frange que l'on inclut maintenant dans " l'Art singulier ". Mais le mot " Art brut " défini par Dubuffet est devenu historiquement incontestable. Je ne comprends pas que vous interveniez également sur cette partie historique, pour en changer la définition.

LM. : Je n'ai pas la prétention d'intervenir sur la partie historique. La seule chose que je me permets par rapport à la partie historique et aux définitions de Dubuffet, c'est de dire qu'il n'a pas inventé grand-chose. Il s'est approprié l'art qui était collectionné par les premiers psychiatres qui considéraient la folie comme une maladie. Il a ajouté un peu d'Art populaire réalisé par des bergers dans les montagnes.

 

JR. : Longtemps après, tout de même !

LM. : Oui, mais il a mélangé le tout, il a ajouté l'art des autodidactes… Bien sûr qu'il a justifié, rationalisé sa démarche. Mais, à mon avis, l'Art populaire n'avait pas besoin de Dubuffet. L'Art asilaire n'avait pas besoin de l'étiquette " Art brut ". Pas plus que l'art des autodidactes. En plus, je me rends compte qu'avec le temps, l'effet a été pernicieux. Quand un écrivain comme Michel Ragon écrit, pour accentuer son côté brut, que Chichorro était un émigré portugais qui travaillait sur le coin de la table de sa cuisine, c'est faux ! Chichorro n'a jamais travaillé sur la table de sa cuisine. Et Ragon n'est jamais allé à Canohes voir l'atelier de Chichorro. Celui-ci avait un atelier sublime au-dessus de la boucherie de ses beaux-parents, avec une mezzanine, et tout le confort. Il pouvait y mettre ses modèles… Actuellement, il a encore un atelier avec ses établis, ses chevalets…

Dubuffet arguait, et c'est vrai, que beaucoup de ces artistes ne voulaient pas vendre. Mais je voudrais citer Carles Tolra qui était son ami et qui a eu, avec lui, une correspondance importante. Avec des sujets qui m'intéressaient beaucoup. En particulier celui où Dubuffet disait : " J'ai bien reçu vos derniers dessins. D'ailleurs toute ma production actuelle en est très inspirée ". Cette relation qui existait entre Dubuffet créateur et Dubuffet collectionneur m'intéresse beaucoup, parce que parfois, c'est presque de la photocopie. On ne parle pas assez de cela. Dubuffet achetait des œuvres à Carles Tolra (Dubuffet achetait les œuvres, j'en connais d'autres qui les volaient). Un jour, Carles Tolra, et des centaines d'artistes comme lui, lui demandèrent : " Maître, connaissez-vous une galerie où je pourrais exposer et vendre ma production ? ". Car, à partir du moment où Dubuffet achetait des œuvres et les mettait dans sa Collection, ces gens étaient persuadés de leur valeur. Et qu'elles pouvaient être commercialisées. Ce qui était absolument le cas. Mais Dubuffet n'a rien fait en ce sens. Et c'est dommage. Parce que en abordant sous cet angle les œuvres qu'il a appelées " Art brut " il a fait en sorte qu'il n'y ait pas commercialisation.

JR. : Mais là, vous parlez déjà de quelqu'un qui était " hors-les-murs " et non pas de ceux de la toute première période qui vivaient dans des asiles psychiatriques. Vous êtes déjà dans la Neuve Invention, et non plus dans la Collection originelle.

LM. : Je parle des Fillaudeau, des Lacoste…. Tous ces gens ne sont plus de première jeunesse, et dès qu'ils peuvent vendre une œuvre, ils ne font pas la fine bouche. Cela m'amuse toujours autant de voir que certains d'entre eux sont pires que des débutants, et toujours à l'affût de la prochaine exposition qu'ils vont pouvoir faire ! Et, à y bien réfléchir, la véritable reconnaissance passe toujours par l'argent. Certes, l'artiste s'éclate, mais si l'œuvre peut lui rapporter de l'argent, il est comblé.

Pour en revenir à l'étiquette " Art brut ", les choses se sont passées comme pour l'Art naïf : tous deux sont encore considérés par rapport au marché, comme des sous-arts. A Laval, les héritiers du Douanier Rousseau qui était considéré par Picasso comme le plus grand peintre d'art contemporain, ont voulu faire don de ses œuvres. La ville a refusé : c'était de l'Art naïf ! Or, si elle avait accepté cette collection, il y aurait chaque année plusieurs centaines de milliers de visiteurs.

 

JR. : Revenons-en à votre définition : " Art contemporain, Art populaire " : comment la justifiez-vous ?

LM. : " Contemporain " est très significatif : nous vivons dans notre époque. Et puis cet art qui ne dépend ni de l'Académisme, ni des universités, si des écoles, qui est l'art de tout le monde pour tout le monde, cet art est au sens noble du terme " populaire ". C'est fondamentalement l'art du peuple. Prenez les œuvres de Gilgoguet qui travaillait chez Renault, qui n'a pas fait d'école, etc. Ses œuvres sont celles d'une histoire humaine miraculeuse ! S'il n'était pas devenu artiste à un moment de sa vie, il serait mort, parce qu'il est bourré d'amiante ! C'est parce qu'il a pu arrêter de travailler à l'usine grâce à ses affiches lacérées, découpées… qu'il est toujours vivant.

JR. : Revenons maintenant à l'itinéraire du musée depuis dix ans. Les avatars et autres aventures ?

LM. : Les aventures ! Je crois que nous avons fait une erreur -et pourtant l'idée était généreuse- en venant nous implanter en milieu rural. En fait, la région est désertifiée ! Et il nous manque des entrées ! Quand j'avais la galerie fonctionnant parallèlement au musée, je pouvais insuffler les bénéfices dans le musée. Mais maintenant que je n'ai plus la galerie…

 

JR. : Et pourquoi l'avez-vous supprimée ?

LM. : Parce que je suis à la retraite !

 

JR. : Mais alors, dans quel cadre exposez-vous Gilgoguet et les autres ?

LM. : C'est dans le cadre coopératif. Lorsqu'un artiste expose ici, c'est lui qui vend, pas l'association. Les murs sont à la disposition des membres de l'association.

 

JR. : Parlons maintenant de Hauterive !

LM. : Il n'y a pas à parler de Hauterive ! Le musée n'existe plus !

 

JR. : Tout de même, cela a été un moment important de l'histoire du musée !

LM. : Oui, bien sûr ! Cela a été important pour tous. Mais Hauterive n'a jamais été la même association que Lapalisse ; Les comptes n'ont jamais été mélangés. Il est vrai de Hauterive a été une grande déception. Hauterive pouvait nous permettre de devenir le grand centre européen de l'Art brut, par la présence du Temple de la Nature du Facteur Cheval. Lequel doit se retourner dans sa tombe à l'idée que son Palais idéal puisse maintenant servir de scène à des chanteurs ! Je ne crois pas que ce lieu ait été créé pour ce genre d'activité !

 

JR. : Lapalisse ! Donc, dix ans déjà : quels sont vos projets ?

LM. : Il faut malheureusement se rendre à l'évidence : Lapalisse sans subventions ne peut plus vivre. Il ne nous faudrait pas beaucoup d'argent. Pour vivre, il nous faudrait 15 000 visiteurs annuels à 5 €. Or, nous ne les avons pas. Nous avons ce nombre de visiteurs, mais plus de la moitié sont gratuits, qui viennent lors des portes ouvertes, des vernissages, etc. Nous avons beaucoup de scolaires. En fait, nous faisons du social. Nous sommes là pour faire connaître cette forme d'art qui véhicule la liberté. Nous ne sommes pas sûrs de trouver ailleurs cet argent qui nous manque !

 

JR. : Continuons d'espérer. Y a-t-il quelque chose que vous auriez aimé évoquer ? Des questions que vous auriez aimé entendre, et que je n'ai pas posées ?

LM. : J'aimerais dire qu'à l'heure actuelle, il faut encourager la liberté créatrice, l'imagination. Il faut les faire entrer dans les écoles. Ne pas se laisser dévorer par la mondialisation qui vise à supprimer toute liberté. J'aime raconter dans mes conférences que lorsque les armées russes ont libéré les camps allemands, tous les survivants étaient des artistes, des gens créatifs. Ce qui prouve que si l'on réfléchit, si l'on fait fonctionner son imagination, même emprisonné entre quatre murs, il y a toujours quelque part un espoir de liberté. Je crois profondément en cette idée. Et c'est la première vocation de l'Art en Marche.

 

JR. : Avant de terminer, je voudrais tout de même que nous reprenions une discussion que nous avons eue hier soir, au moment du vernissage, et qui concernait les soucis de Madeleine Lommel avec les gens qui ont pris en mains les destinées de l'Aracine. Contre tous les éléments du contrat qui stipulaient nettement l'indépendance du Musée d'art brut par rapport au Musée d'Art contemporain, les responsables sont en train de récupérer l'Art brut pour s'en servir dans leurs expositions. Mon opinion est déjà faite et bien tranchée, mais j'aimerais que vos m'expliquiez pourquoi, selon vous, l'Art contemporain a un tel besoin de l'Art brut pour faire vivre ses expositions ?

LM. : C'est tout bête. Il n'est même pas utile de parler de l'Art contemporain : je ne connais rien de plus froid, de plus stérile, de plus anonyme que l'Art contemporain. L'Art contemporain, c'est un chèque. Un chèque en blanc, d'ailleurs, au profit de quelques opportunistes qui gagnent une fortune, en faisant prendre au public des vessies pour des lanternes. Alors que ce que l'on appelle l'Art brut, c'est le résultat d'une démarche créatrice dont nous parlions à l'instant. Où un créateur a mis ses tripes, son histoire, sa mémoire, et même celle de ses parents, de tous ceux qui l'ont précédé. C' " est " son histoire. C'est donc le côté humain qui va cohabiter avec une œuvre contemporaine qui, elle, est complètement inhumaine. Et on va utiliser, autant que faire se peut, l'humanisme de l'Art brut pour faire croire que l'œuvre contemporaine possède le même. Alors qu'il n'en est rien.

Entretien réalisé au Musée de l'Art en Marche de Lapalisse, le 28 juillet 2008.

VOIR AUSSI : L'ART EN MARCHE MUSEE EN CONSTRUCTION : RUBRIQUE ART SINGULIER.