SYLVIE KYRAL, peintre et sculpteur

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Sylvie Kyral, j'ai cru comprendre que vous étiez autodidacte ?

Sylvie Kyral : Oui. De formation, je suis psychomotricienne, puis opticienne. Parallèlement, j'ai toujours peint. J'ai commencé par des dessins au feutre. Avant je clouais les mouchoirs de maman… j'ai toujours fait ces sortes de bêtises. J'ai essayé la peinture à l'huile pendant une dizaine d'années. Et je suis allée aux Beaux-Arts de Digne, m'initier à la gravure, la sculpture. Mais c'est très loin de chez moi, cela faisait beaucoup de route. Et comme je vois mal, je ne pouvais pas rentrer chez moi en hiver, c'était pénalisant.. Ensuite, j'ai essayé l'acrylique, les crépis, les collages. Un jour, la belle-mère de mon fils m'a offert des pigments. Quelques jours après, j'ai cassé un œuf. Et cela a été la rencontre entre l'œuf et les pigments. Cela fait plusieurs années, et depuis, je ne peins qu'avec des œufs.

Tout ce que fais est à base d'œufs, de pigments, de collages de vieilles choses, vieux livres récupérés, vieilles photographies, etc. Je fais d'abord le collage, puis je peins par-dessus avec mon mélange œufs/pigments, et je grave avec une plume en verre ou d'autres objets que j'ai sous la main. En fait, quand " je fais ", il faut toujours qu'ensuite, je gratte. C'est mon univers…

 

JR. : Peut-on dire que votre peinture est une sorte d'ethnologie revisitée d'un monde où se mêlent humanoïdes et animaux ? Où animaux et humains se ressemblent étrangement, et cohabitent harmonieusement ?

SK. : En effet, j'ai beaucoup de personnages qui sont mi-humains, mi-animaux, parce que je trouve que nous, les humains, sommes parfois pire que des animaux ! J'étais hypersensible, hypertimide, et j'ai toujours beaucoup souffert… Quand je faisais des peintures à l'huile, elles étaient toujours très violentes. Des cris de douleur…

Maintenant, j'en suis à autre chose : plus le monde extérieur est dur, plus il me fait souffrir, et plus je vais me créer un monde doux, onirique, où les êtres ont une apparence très joyeuse. C'est ainsi que je fonctionne. Mon monde à moi, mes sentiments, ce sont les fleurs, la peinture.

 

JR. : Votre monde est très raide, avec paradoxalement une grande impression de mouvement. Vos personnages sont raides, et néanmoins très mobiles. Commet réalisez-vous ce paradoxe ?

SK. : J'ai fait une étude sur le Moyen-âge, et sur la signification des gestes et attitudes des personnages : S'ils avaient les mains croisées ou s'ils levaient les yeux, ou désignaient quelque chose de leur index, qu'est-ce que cela signifiait ? Je me suis donc penchée longuement sur le dessin signifiant du Moyen-âge. Mon graphisme en a été très orienté. Les traits de mes personnages sont souvent blancs, ils ont souvent deux têtes, des sabots à la place des pieds. Ils vont toujours " vers " quelque chose. C'est toujours une rencontre de personnages…

 

JR. : J'avais pensé à un travail iconique plutôt que moyenâgeux ?

SK. : Oui, mais peut-être cela se recoupe-t-il ? Ne serait-ce que par la technique. Certes, je ne travaille pas comme pour les icônes, l'œuf est très dilué, en glacis, alors que je l'utilise brut, entier et c'est pour cela que j'obtiens cette matière. Cette matière que je peux graver. Mais il est vrai que l'esprit est certainement proche des icônes.

 

JR. : Vous parliez d'un monde à vous, d'un monde où vous semblez avoir trouvé des certitudes. Cependant, votre monde est toujours en équilibre sur des éléments durs, complètement instables : des cailloux branlants, inégaux. Vos personnages ont toujours de gros pieds et de grosses chaussures, mais par contre, ils sont très longilignes… Et cependant, est-ce parce que leurs gros pieds les stabilisent, ils donnent l'impression d'être très à l'aise sur ces bases instables. Comment peuvent-ils ainsi cheminer allègrement sur des éléments aussi inappropriés ?

SK. : Vous disiez que j'avais acquis des certitudes. Non, je n'ai aucune certitude. La seule certitude que j'ai, c'est qu'un jour je vais mourir.

 

JR. : Ceci est très personnel, mais n'apparaît pas dans votre travail.

SK. : Je ne saurai pas dire quoi que ce soit sur ces personnages, parce que pour travailler, je débranche mon cerveau, et ce sont mes mains qui agissent seules. C'est pour cela que je commence souvent par déchirer. Les bouts de papier vont se déposer de manière aléatoire, et au bout d'un moment une signification apparaît et tout s'enclenche alors tout seul. Mais je n'ai jamais d'idée préconçue. Il y a des moments où je ne peins pas. Mais bientôt cela devient comme une douleur physique. J'ai vraiment très mal. Et après, c'est comme si je crachais mes tableaux, mes livres. Je vais en faire cinq, six, dix en quinze jours. Et ensuite, revient le calme.

 

JR. : Si je regarde la facture de vos personnages, je peux dire qu'ils sont très linéaires, très simplifiés. Cependant, contrairement à d'autres artistes qui procèdent ainsi, je ne trouve pas qu'ils me ramènent à l'enfance. Je ne trouve rien d'enfantin dans votre travail, bien qu'il soit très primitif, presque primaire.

SK. : J'ai quitté l'enfance en 96. Depuis, effectivement, je pense que je ne joue plus dans l'enfance !

 

JR. : Qu'entendez-vous par là ?

SK. : J'ai vécu des évènements dramatiques. J'ai été très malade. J'ai quitté l'enfance. Peut-être est-ce pour cela qu'elle ne se trouve plus dans mon œuvre ?

 

JR. : Cependant, votre monde est très coloré, ludique. Et en même temps, il renferme une sorte de poésie de l'essentiel. Si je considère votre petit train, chaque personnage semble s'amuser avec le wagon suivant, sauf le dernier, bien sûr qui est obligé de regarder en avant. En fait, vos wagons pourraient être les bagages…

SK. : Oui. C'est un voyage. Je voyage beaucoup dans mes peintures. Je fais des livres, aussi. L'un d'eux s'intitule " Petit voyage insolite ". Je l'ai écrit à un moment où j'avais vraiment besoin de partir en vacances. Et comme je ne pouvais pas partir, je me suis créé mon voyage ! Finalement, je n'ai pas besoin de ces voyages dans la réalité J'ai tellement de voyages dans la tête que, physiquement je n'ai pas besoin de partir.

Je travaille aussi beaucoup par séries. Par exemple, l'une d'elles a été cinq jours de souffrances atroces, et elle n'est pas colorée. Il y a de tout dans ma peinture, dans mes livres. Ils sont toute ma vie. Pour chacun, je sais ce dont il s'agit. Je sais où il va.

 

JR. : Par moments, vous introduisez des écritures. S'agit-il d'un texte cohérent, ou est-il seulement graphique ?

SK. : Il est cohérent pour moi. C'est une série que j'ai intitulée " Contes et légendes ". L'écriture fait donc partie du conte, et va se rattacher à ce que j'ai dessiné. En fait, il n'est pas ouvert aux autres. C'est-à-dire que je sais ce que j'écris au moment où je l'écris. Mais, les écritures se chevauchent, s'inversent, parce que je ne veux pas que les autres y aillent. Parfois il reste des bribes lisibles, parce que j'ai choisi de rendre cette partie-là accessible. Mais souvent, même moi ne peux plus y retourner, parce que c'est fermé.

 

JR. : Ce qui est en même temps amusant, c'est que, quand vous placez ce genre d'écriture dont vous me dites que volontairement vous la rendez hermétique, c'est qu'en plus vous l'oblitérez partiellement. En fait, si le spectateur veut devenir lecteur, il va falloir que sa subjectivité lui permette de reconstituer le texte. Je trouve ce procédé d'autant plus amusant que je réalise des livres en terre, où je fais exactement de même : j'écris une histoire dans la terre, et je la cache avec des collages de personnages. Chacun est donc obligé de reconstituer l'histoire. Mais vous, vous trichez encore plus en la rendant illisible. Pourquoi, puisque vous l'intitulez " contes et légendes ", ne voulez-vous pas que les autres puissent la lire ?

SK. : Parce que je me protège. Parce que, sinon, je subis la censure. De la même manière que j'ai un nom particulier, car il est très important pour moi qu'on ne m'identifie pas. C'est ma liberté qui est derrière.

 

JR. : Et que pensez-vous que vous auriez perdu si vous donniez votre vrai nom ?

SK. : J'aurais perdu la liberté de dire, de faire ce que je veux dans mes tableaux.

 

JR. : Mais cette crainte est très subjective : jamais Picasso n'a été poursuivi pour ce qu'il disait dans ses tableaux.

SK. : Mais Picasso, c'était Picasso !

 

JR. : Mais il n'a pas toujours été Picasso !

SK. : ce n'est pas mon cas. Et je n'ai pas envie de subir la " critique "…

 

JR. : Mais si vous devez la subir, vous la subissez aussi bien avec un " alias " qu'avec un vrai nom !

SK. : Oui, mais on ne me trouve pas personnellement. Je me planque ! Comme dans le chapeau du vernissage, hier soir !

 

JR. : Il était magnifique, d'ailleurs !

SK. : Oui. Et il était conçu pour me cacher ! Il m'a pris deux mois de réflexion, mais il a rempli son rôle. Je me sens très timide. Mais je ne sais pas, au fond, si je suis vraiment timide, parce que j'arrive quand même à parler de mon travail.

 

JR. : C'est ce que j'allais vous dire ! Que tout s'était très bien passé !

SK. : Je redoutais cet instant depuis l'année dernière, parce que je vous avais vu interviewer d'autres artistes.

 

JR. : Vous auriez dû réaliser que mon travail consiste surtout à " aller vers l'artiste ", pas à le traumatiser ! Cela peut m'arriver, involontairement, en posant une question qu'il n'est pas capable d' " entendre ". Mais ce n'est pas du tout mon propos !

SK. : La première fois que je suis allée voir les Caire, Madame Caire m'a demandé ce que je faisais dans les Singuliers. Mais ma singularité, elle est là ! Ne pas arriver à entrer dans un univers où je ne connais personne, où je ne me sens pas bien. Ne pas arriver à aller le soir prendre un repas avec tout le monde… Ne pas… Il me faudra du temps.

 

JR. : J'aimerais me rapprocher un peu de vos œuvres. Passer de vos personnages à vos habitats. Etes-vous d'accord si je vous dis que vos habitats proprement dits sont aussi branlants que les supports sur lesquels évoluent vos personnages ?

SK. : Oui. Tout ce qui est droit, tout ce qui consiste à suivre la réalité, m'embête. C'est pour cela que mes tableaux sont bien dérangés

 

JR. : Y a-t-il une question que je n'ai pas posée, et que vous auriez aimé que je vous pose ?

SK. : Juste regarder mes livres, peut-être. Je ne dirai pas qu'ils ont une autre dimension, mais que c'est un autre travail.

 

JR. : Je vais m'empresser de le faire.

Entretien réalisé lors du Festival de Banne de juillet 2004.

Un autre compte-rendu de festival

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