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Lorsqu'un
enfant de sept ans regarde passionnément Le Monde du silence
du Commandant Cousteau, il est facile de deviner qu'un jour, il sera
océanographe. Et, lorsque, devenu adulte, il se voit offrir de
la terre, nul doute que depuis longtemps, la passion de sculpter le
démange. Mais lorsque ses premières créations
sont une série de poissons, alors la boucle est
bouclée, et l'harmonie règne sans mélange, entre
la personnalité de l'homme et de l'artiste!
Et quels poissons !! La faune sous-marine d'Alain Kieffer, autodidacte à l'imagination débridée, fut d'emblée bien étrange! Car tous, bouche bée, avaient l'air de tenir de grands discours, comme dans ces émissions bavardes où chacun fait du bruit sans écouter les autres! Un monde arborant le même goût du paraître que chez les humains, nombre de ses poissons semblant être des zancles, avec leurs ventres tendus d'orgueil, leurs couleurs éclatantes, et leurs nageoires / antennes dressées au-dessus de leur tête. La même férocité, aussi, avec leurs peaux aux scrofules / fleurs vénéneuses, leurs dents tendues autour des lèvres écarlates, arrondies en un "0" de surprise ou d'indignation! La même tendresse, d'autres fois, petites murènes aux visages d'enfants, aux grands yeux pleins de sagesse !... Dans l'esprit de l'artiste, la comparaison entre le silence assourdissant de son aquarium et la médiatisation sur terre était si évidente, qu'il avait créé le "médiaquarium " pour loger ce qu'il avait défini comme son " monde entre deux zoos" !
Dans cette démarche où l'adéquation entre le poisson "réel " et l'homme sous-entendu, allait jusqu'au bout de la logique telle une métaphore de fabuliste, Alain Kieffer, sentant qu'il serait contradictoire de n'accepter que l'absolue perfection, faisait siennes les erreurs, les irrégularités de cuisson ou d'émail, les bulles soulevant la "peau" ou au contraire éclatant à la surface... Chaque défaut fut pour lui, dès l'origine, l'occasion de le retravailler, le maîtriser, l'approfondir et exploiter sa singularité, l'harmoniser avec l'ensemble, éventuellement modifier grâce à lui, le dit de la sculpture : que chaque ride, chaque maladresse devienne en somme créative, renforce l'unicité de l'uvre, subséquemment corrobore la ressemblance de l'animal à l'homme imparfait. Finalement, les stupéfiants poissons d'Alain Kieffer avaient tous une attitude, un regard, quelque chose d'extrême qui les rendait presque humains, ce qui lui faisait dire avec humour : " (Dans ma sculpture) se confrontent le poisson d'eau tiède et l'aspect sexuel des parties de poulpe en l'air... Il y a là tout un travail au terme duquel je me sens profondément poisson ".
Mais
un artiste peut-il indéfiniment explorer les mêmes
profondeurs, fussent-elles sous-marines? Comme tous les
créateurs de talent, Alain Kieffer s'en est allé vers
de nouvelles "rencontres ". D'autant que la venue de ses enfants l'a
entraîné vers un autre univers fabuleux, celui du conte
; dans le même temps où l'âge aidant, il
renforçait sa conscience qu'autour de lui, le monde ne
tournait peut-être pas très rond. D'où, là
encore, une conjonction entre tendresse et humour parfois noir;
fantaisie et sérieux, évidence et paradoxe... qui ont
fait ensemble leur chemin. Désormais, le spectateur n'imagine
plus dans l'eau des poissons suspendus dans l'espace. Mais il lui
faut situer, au gré de sa fantaisie, des personnages eux aussi
porteurs de "messages ", mais toujours agissant en des lieux
géographiquement et temporellement indéfinis. Et,
prenant le contre-pied de ce qui l'a ému, ou de ce qu'il vit,
Alain Kieffer s'ingénie à donner une impression autre
que celle véhiculée par l'idée de départ.
De là, une façon bien à lui de quitter le
"moment" anecdotique par le détournement de l'idée
première: Ainsi, lorsque le gentil Monsieur Loyal harangue le
public du Kikicircus, il ouvre si grand la bouche que tous les
animaux, du phoque à l'éléphant... y sont
engloutis ! Lorsqu'un individu sculpte un ex-voto parce qu'il a
été sauvé en tombant de son balcon, il est en
fait aussi grand que la maison est haute : alors, la Vierge qui est
sur le toit, l'air hilare au milieu des nuages, le regardant tomber,
sert-elle à quelque chose ? Lorsque, féru d'Art
populaire, Alain Kieffer réalise une croix de marinier, la
symbolique qu'il introduit est fidèle jusqu'au dernier clou,
mais la réalisation prend vite des allures d'anathème :
le Christ s'étant affaissé, sa couronne est
restée fixée à la croix, et les mains aux ongles
grossiers qui se tendent hors de l'eau vers lui, confirment qu'en
fait, cette croix est un remerciement "pour les gens qui n'ont pas
été sauvés "*. Il faudrait multiplier à
l'infini les exemples, d'Ikehom où le tronc du personnage
blotti dans sa jolie maison faite par lui-même, est à
moitié disparu, suggérant que celle-ci, peu à
peu, l'englouti t; jusqu'à la femme au corps idéal,
mais à la tête de prédateur; ou le chanteur de
bel canto au visage criblé de chenilles, etc. Tout cela dans
de belles couleurs douces, pastel et roses! L'air de raconter une
gentille histoire ! L'art de glisser une main de fer dans un gant de
velours !
D'autant que la
démarche d'Alain Kieffer est également très
littéraire : Peaufinant longuement son "histoire " à
l'aide de multiples dessins préalables à la sculpture,
il expurge peu à peu tout ce qui serait susceptible de le
tracasser, le détourner de son propos... Pour en venir au
terreau de sa création, ses titres, à la limite de
l'incisif et du flou, par le truchement desquels, il peut encore
mieux dénoncer le dérisoire, véhiculer l'ironie
grâce à d'inattendus jeux de mots, associations
d'idées, décalages par rapport à l'oeuvre...
Ainsi, entre sculpture et écriture, permet-il au spectateur de
" se faire une opinion" parfois très éloignée de
ce que lui, a voulu exprimer:
mais n'est-ce pas le propre de l'uvre d'art, d'être
appréciée en toute subjectivité?
Jeanine Rivais
Voir également Alain Kieffer à la rubrique ENTRETIENS.