LES FANTASMAGORIES D'ARLETTE DELEVALLEE, peintre.
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Qu'ils
étaient donc laids, les humanoïdes d'Arlette
Delevallée, lorsqu'aux premiers temps de sa création,
elle les présentait in extenso, et les nommait " esclaves "
" Esclaves de leur point faible " ! Mais quel était ce
point faible ? Tenait-il au fait qu'ils n'avaient aucune conscience
de leur esclavage ? Qu'ils n'étaient jamais
présentés dans une quelconque occupation ? D'ailleurs,
leurs " noms " corroboraient cette absence d'activité : "
Aspourlech ", " Hislacool ", " Vonbitauvan ", etc. Le plus fort de
leur vie consistait donc à rester assis sur des sièges
très ornementés qui pouvaient passer pour des
trônes, et à toiser de leur air le plus
dédaigneux, le visiteur placé en off. Et, à ce
jeu du regardeur et du regardé, il est vraisemblable que la
moue de leurs bouches en V inversé, et leurs gros yeux ne
cillant jamais, gagnaient immanquablement ce duel sans merci !
Alors, malgré l'humour qu'elle voulait déployer, est-ce parce que ses créatures lui résistaient, que ses esclaves étaient en fait des maîtres, que l'artiste a éprouvé un jour le besoin de se lancer dans " mutatis mutandis ", dont la traduction littérale est : "les choses qui devaient être changées ayant été changées", c'est-à-dire : "en faisant les changements nécessaires", en l'occurrence, en " métiss[ant] des tissages [pour que] ça puzzle "
Ces
métissages " nécessaires " emmenèrent Arlette
Delevallée vers des référents culturels et
sociaux. Désormais, ses personnages, venus apparemment de tous
les continents, étaient presque réalistes, jeunes
éphèbes ou adolescentes tellement similaires qu'il
était difficile de les distinguer ; aux visages paisibles,
mains croisées en méditation comme les hippies de
naguère. Ils étaient alors alignés entre des
fonds de villes au coucher du soleil et des grillages à larges
mailles, comme si, en leur existence citadine, ils n'étaient
pas vraiment libres
Ils formaient, paradoxalement, avec leurs
costumes très colorés, mélanges de tissus
indiens, de pagnes, toges, boléros, tee-shirts
des
fresques comparables à celles retrouvées sur les parois
des antiques mastabas égyptiens. Et, par ce joyeux salmigondis
de gentille ironie, de sérieux, de fausse mémoire, de
prétendu souci de référents, l'artiste prenait
le spectateur à témoin, l'air de dire : " Voyez comme
ceux-là sont sympathiques, pas comme les autres
!
"
Mais bien sûr, comme tous les
créateurs dont le talent et l'imaginaire sont toujours en
action, elle ne pouvait en rester là. Alors, continuant ses
mutations, elle est carrément remontée aux origines. En
composant des sortes de socles aux multiples cellules très
géométrisées, dans lesquelles elle a
posé
sans doute des ufs qui, éclos, sont
devenus des têtes. Etranges mélanges, une fois encore !
Les unes raboteuses, comme sculptées à coups de serpe.
Se posant de métaphysiques questionnements : " Ca va pas, la
tête ? C'est la vie qui va, mais où ? ". Et prenant pour
ce faire, des faciès soucieux, dubitatifs,
dégoûtés, hargneux
Les autres, aux visages
malicieux, presque des masques, enserrées dans des sortes de
jougs que leurs grosses mains ne parvenaient pas à
écarter, étaient ainsi traitées parce que " Pas
sage[s], pas sage[s] "
D'autres encore, "
Clones et clonettes ", d'un ovale parfait, aux yeux bridés et
bonnets de paysans japonais, affectaient des visages sérieux ;
tandis que leurs contrepoints, faciès tout à fait ronds
et hilares au-dessus de délicates collerettes, chantaient
à pleine voix " Ave, ave, ave Maria "
et qu'un
autre
cénacle, à un stade encore différent
d'évolution, hurlait son " Malalaterre
comme un
écho dans le désert ".
Que dire alors de la façon dont l'une de ces têtes, cyclopéenne, un mutant sans doute, subissant " Le fabuleux destin des variables d'ajustement " a, un jour, explosé, pour projeter hors de son crâne, tel un geyser, une multitude d'homuncules nus, courant, dansant, gesticulant : libres. (Encore que la tentation doive être grande, lorsqu'ils batifolaient entre ses lèvres, de serrer ses dents aiguës ?) Jouant de ce doute, se posant désormais les questions existentielles " Qui suis-je ? Où suis-je ? D'où viens-je ? Où vais-je ? ", chacune de ces minuscules créatures a commencé à organiser sa vie, parfois perdue dans le gris sinistre d'une très expressionniste " Metropolis " (Yavaika, Falaikon, yapuca) ; d'autres fois gravitant parmi les galeries d'une cité façon Orwell, ou s'évadant au milieu d'un lâcher de ballons vers quelque ailleurs perdu dans des bleus azuréens
Car Arlette Delevallée est coloriste jusqu'au bout du pinceau, osant les vert pomme ou les rouge groseille susceptibles de sous-tendre les visages de ses esclaves et en accentuer la dureté ; associant avec bonheur les nuances de l'arc-en-ciel ; jouant de contrastes péremptoires pour faire vibrer les tissus de ses hippies sur des bleus aussi variés que ceux de la mer un jour de plein soleil
Il
va de soi que les couleurs ne sont pas seules en jeu, et que
l'artiste travaille longuement les fonds : Ici des briques
méticuleusement dessinées ou une chute de bulles
tombant au ralenti de part et d'autre d'un esclave ; là, de
fines arabesques ondulant autour de ses cantatrices ; ailleurs, des
personnages perdus dans des ombres évanescentes, un semis de
pointillés polychromes, des mots en filigrane sur une
progression colorée, générant une impression de
récurrence, voire d'obsession d'un mal-être que
répète le titre
Enfin, et ce n'est pas le moindre aspect de son travail, Arlette Delevallée est une récupératrice. Et la nature même de ses récupérations va de pair avec l'esprit de sa création. Au gré de ses découvertes, ses uvres sont composées à partir de cartons, de plaques de polystyrène, de boîtes à ufs, etc. Et ses créatures dûment insérées dans leurs petits alvéoles, naissent de ces mêmes boîtes même si celles-ci ont été pétries, transformées, moulées par thermoformage. D'où des reliefs, parfois, comme si ces " têtes pensantes " lasses de leurs promiscuités, voulaient échapper à leur conditionnement, et s'enfuir dans la troisième dimension.
En somme, les personnages d'Arlette Delevallée suivent les modulations de sa fantaisie : grands/entiers, petits/par extraits ; minuscules/entiers ; à plat ou en relief Laquelle fantaisie ne leur laisse jamais une totale liberté : sous une forme ou une autre, sauf PEUT-ETRE les petits " derniers ", ils sont toujours dans une situation plus ou moins avérée d'enfermement. Mais dès qu'elle s'en rend compte, elle fait appel, pour égayer leur apparence, à un soupçon de culture, un brin d'humour, deux doigts de couleurs, une touche d'alchimie Toutes ces démarches participant du dynamisme ou de la dormance des uvres, de l'agrément des couleurs, du sens de la recherche, pour finalement, faire de son monde un grand moment de fantasmagorie.
Jeanine Rivais.