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Contrairement
à certains artistes qui débutent dans des formes
primaires et progressent vers des créations policées et
sophistiquées, Jacky Chevasson s'est peu à peu
dépouillé de la technique acquise aux Beaux-Arts, de
conceptions abstraites, puis d'oeuvres réalistes bien "comme
il faut", pour s'attaquer à des sculptures
exécutées à la tronçonneuse. Là,
il a marqué une pause : ces réalisations volontairement
rugueuses et irrégulières, lui convenaient. Mais vite,
il les a senties trop "loin" de lui, impersonnelles, incapables de
transmettre le poids de vie, la charge d'émotion qu'il voulait
exprimer. Il a donc franchi une nouvelle étape et s'investit
désormais dans des personnages à la fois squelettiques
et mobiles, saisis dans des attitudes très expressives ; des
petits êtres laids et néanmoins attendrissants, parce
qu'ils ont l'air d'être à l'écoute du visiteur,
et en même temps le provoquer, mettre en doute son aptitude
à les définir.
Cette création en papier mâché oblige l'artiste à un travail intime, puisqu'il lui faut plonger ses mains dans la pâte encollée, les meurtrir à fixer les fils de soutènement, ajouter des épaisseurs de matériau gluant, arrondir des surfaces pour leur enlever toute agressivité, pétrir longuement, revenir en somme au primitivisme de l'enfant touchant ses excréments, échapper à cette tentation, réintellectualiser la démarche pour lui donner un sens, charger d'un "message" cette nouvelle personnalité qui peu à peu émerge tel un animal préhistorique, "polir" psychologiquement un "individu" dont le corps est exprès laissé à l'état brut! Tout en gardant présent à l'esprit la fragilité de cette sculpture; et, ayant accepté son côté éphémère, accepter par voie de conséquence ses possibles dégradations ultérieures.
A
partir de ces données, Jacky Chevasson peaufine ses
"créatures", couvre leur corps raboteux de peintures aux
teintes douces, des beiges clairs, des roses pastel gais, quelques
bleus de ciel printaniers! Suivant qu'elles devront êtres
"gentilles" ou "méchantes", elles ont de grands yeux aux
rotondités adoucies ou au contraire gros et globuleux par
addition de perles ; des bouches pincées, affectées,
mignardes, toujours lippues. Avec beaucoup d'humour l'artiste passe
de l'amour à la dérision; associe l'arrogance et la
laideur de l'épouse d'un "mandarin" à l'humilité
du chien qu'elle tient en laisse ; caresse l'arrondi d'un ventre
sensuel tout en exprimant la frustration de la femme qui,
observée en plongée, n'exhibe en fait qu'un "panier"
vide...fait mentalement pétarader une moto très
West-Coast, chevauchée par un
blouson-noir-tout-dans-Ies-biscotos-rien-dans-la-cervelle,
etc.
Ainsi, de
complémentarités en antithèses, de
mièvreries en dénonciations gentiment "anars", Jacky
Chevasson
règle-t-il ses comptes avec les pouvoirs, les
prétentions injustifiées, les intellectualismes de
mauvais aloi
Il s'attarde sur de possibles poésies,
d'essentielles harmonies; répète en fait en s'amusant
un peu: "Faisons la guerre, beaucoup! Faisons l'amour, à la
folie!"
Jeanine Rivais.
(Au cours de son périple
pralin, Jean-Claude Caire a visité l'espace de Jacky
Chevasson
:)
On passe à la Maison de la montagne où Jacky Chevasson expose des papiers mâchés, alertes, aux couleurs claires, pleins de légèreté, de mouvement et même de vitesse. A côté de ses oeuvres, l'artiste, aimable, souriant, le visage à l'expression mobile, explique lentement son parcours. Au début il ne maniait que des grands troncs de bois avec lesquels il érigeait des totems. Et puis ces derniers, devenant de plus en plus lourds et ses reins de plus en plus douloureux, il a été obligé d'abandonner les travaux de force. Il a eu aussi une période où il s'exprimait à travers la peinture abstraite, mais comme il avait l'impression d'aboutir à une impasse, il a fini par trouver un mode d'expression : le papier mâché, avec lequel il a réalisé les travaux qu'il présente à Praz-sur-Arly.
Ses papiers mâchés, essentiellement à base de journaux, reposent sur une structure métallique légère. De toute façon, il s'agit d'une étape dans son oeuvre et il ne pense pas s'arrêter à ce mode d'expression, mais ne sait pas ce qu'il va faire par la suite. Voici ce qu'il dit en parlant de son travail actuel: "Le papier mâché m'attire, parce qu'il y a disparition de l'outil, il donne un résultat quasiment spontané. L'exécution est rapide. Je laisse intacts les éléments qui me plaisent et retravaille les autres si besoin est. C'est l'avantage de cette matière".
Dans les pièces exposées,
nous rencontrons des bêtes et des hommes. Ses sculptures
animalières aux allures de rhinocéros amaigris mais
encore puissants, de la grosseur d'un gros lézard, ont des
velléités d'envahissement. Placées sur des
socles, elles grimpent le long du mur en cortège comme des
fourmis. Et si l'on n'y prend pas
garde, à coup sûr ces bestioles vont se reproduire
rapidement, envahir la salle et commencer à grignoter les
oeuvres de ses voisins. Malgré ce risque de débordement
génétique, Jacky Chevasson les observe l'oeil tendre,
mais cependant inquiet. Quand aux humains, à la tête de
papier mâché, ils s'inscrivent dans deux registres :
celui des mandarins et celui des motards. Et dénoncent
quelques travers de notre société. Les premiers se
déplacent lourdement, bas sur patte, le ventre
proéminent, les bras écartés pour mieux
s'appuyer sur la foule invisible de leurs supporters. D'une main ils
tiennent la laisse de leur petit chien, symbole de la solitude de
l'individu coupé de ses congénères. Cependant
ils avancent dignes, menton en avant et bouche assurée, l'oeil
planant comme un phare inutile. Jean Morin dans un article de presse
paru dans le Dauphiné Libéré éclaire
ainsi notre lanterne: "Parmi ses oeuvres, le thème du
mandarinat. Fréquentant de près l'université,
peut-être en perçoit-il les excès? A moins que ce
ne soit une résurgence de mai 68? A vous de le
découvrir..." Dans le thème des motards, sans doute
d'inspiration plus récente, il arrête pour un temps leur
fuite effrénée. Soudain leur course se fige, immobile
et légère comme une ombre de papier. Il nous raconte
toute leur aventure dans cette oeuvre intitulée "Les
frustrés du Paris Dakar". En parlant de ses travaux actuels il
s'exprime ainsi: "Je fais un travail proche de l'enfance, avec tous
mes acquis d'adulte." On sent dans ses travaux en effet les plaisirs
du jeune âge retrouvé : le jeu, le jouet et l'imaginaire
qui va son chemin en dehors de toutes les contraintes dites
esthétiques.
Jean-Claude Caire
Ces deux textes ont été écrits en 1995, à l'occasion du 2e Festival hors-les-Normes de Praz-sur-Arly (Haute-Savoie), organisé par Louis et Paulette Chabaud.
Jean-Claude Caire a été le fondateur de la revue exclusivement consacrée à toutes les formes d'arts singuliers, LE BULLETIN DE L'ASSOCIATION, LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. Pendant 35 ans, il en a été, avec Simone son épouse, l'animateur, l'âme, la cheville ouvrière, le découvreur, le curieux, le passionné