CHEZ GERARD BIGNOLAIS, sculpteur.
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Depuis si longtemps qu'obsédé par le corps et le visage
humains, il les moule avec la plus grande fidélité,
Gérard Bignolais peut-il espérer parvenir un jour au
terme de sa quête ; et enfin, comme le guerrier fatigué,
se mettre en repos, avec le sentiment d'avoir trouvé son Graal
? Car il est impensable que, depuis plus de trente ans qu'elle est en
gestation, cette oeuvre hyperréaliste, multiforme et
néanmoins unique comme une monomanie, d'une
représentation formelle tellement personnelle, se soit
élaborée de façon purement esthétique !
D'ailleurs, elle est si puissante, que son évidence
démentirait cette hypothèse simpliste ! Elle s'impose
donc en fait comme le truchement par lequel le créateur, un
peu secret, extériorise en un "langage" très lyrique,
ses angoisses et ses questionnements. A la fois admiratif et
effaré, le spectateur, cerné de tous côtés
par ce corps à corps délirant (et il faut remarquer
combien il est nécessaire, pour parler de cette
création, d'employer les mots dans leur sens premier !),
conclut qu'il assiste à un transfert d'expressions ; que, ne
"sachant" pas écrire, Gérard Bignolais est devenu
sculpteur ; qu'il "dit" dans la terre ce qu'il ne "peut" mettre en
mots ! Et que chaque sculpture est bien un "texte" narratif
confortant cette impression !
Mais ce qu'il "raconte" est toujours infiniment pessimiste : Ce pessimisme était encore plus saisissant lorsqu'il s'agissait d'oeuvres de plâtre (ou de résine ?) : leur matité crayeuse leur donnait alors l'air tragique, malsain des personnages couverts de poussière des musées pathologiques. Et surtout, l'artiste, tel un funeste passeur, semblait dans ces formes humaines revêtues de la blancheur du suaire, chercher désespérément le mystère de l'au-delà ! Metteur en scène de la mort, il allongeait sur des "pierres tombales" ses apparitions statiques et glacées telles des gisants ; les agenouillait à la manière des orants moyenâgeux éperdus de prière ; les ficelait tronqués, sur des civières ; les écartelait en des orgasmes spectaculaires ; les pendait à des crocs de boucherie ; les étiquetait en des champs de bataille de sinistre réminiscence ; etc. Et, subséquemment, faisait d'eux par les rapports qu'il établissait lors de ses installations, des témoins hurlant silencieusement le mal-être d'une société en train de s'éteindre de ses miasmes politiques, de ses tortures et ses racismes, de ses abus de tous ordres...
Au fil des années, les formes fermes, la force plastique peu
commune, la verve créatrice sont passées à la
terre. Et à la couleur. Gérard Bignolais a
commencé à jouer de nouvelles combinaisons pour obtenir
des effets d'une rare puissance de suggestion. Mais demeure le
caractère essentiel de son travail : l'urgence de dire, de
montrer. Parvenu plus loin que dans les formes primitives
conçues en blanc, il ne se contente plus d'agir sur les
postures corporelles ou les expressions faciales, il intervient
désormais sur les peaux. Des peaux aux reflets
mordorés, habillées d'émaux et de vernis, si
lisses que la main sensuellement a envie de les caresser, l'esprit de
s'investir dans le processus créateur... N'était que
chaque arabesque idéalisée d'une hanche, d'un sein...
est attaquée par quelque pustule variqueuse, quelque chancre
gris livide, quelque angiome violine, quelque tache purulente
opposant sa matité aux brillances voisines, etc.
Arrêté dans son élan, le visiteur ressent cet
esthétisme de la destruction comme une atteinte à
l'intégrité physique de la "personne" (le plus souvent
une femme) avec laquelle il se sentait en complicité ; mais
surtout comme une véritable provocation à l'encontre de
son propre sens esthétique.
Toute cette charge réactionnelle peut s'expliquer du fait que Gérard Bignolais a accru également la vigueur de la touche ; et qu'en élaborant des rapports de couleurs insolites, il a humanisé ses personnages, en a fait des êtres infiniment plus émouvants que les individus blancs ; s'est acheminé vers un Expressionnisme plus intime avec ses figures brûlées, salies... a outrepassé peut-être Bignolais/philosophe de la mort, pour devenir Bignolais assumant pleinement l'importance psychanalytique de sa relation au corps !
Conséquence de cette nouvelle approche, grâce à
ces intimités générées par les couleurs,
et en dépit des blessures qu'il leur inflige, chacune de ses
sculptures étant un moulage, il est évident aussi que
l'artiste s'est "rapproché" de ses modèles. Là
où naguère, la tête semblait unique conceptrice,
il apparaît désormais que la main aime s'arrêter
sur des courbes bien remplies, sur la rondeur d'un ventre,
l'érotisme d'un mamelon dardé ; que l'oeil approuve ce
que lui dit la main ; et que la tête corrobore ce
contentement... même si, pour n'en rien admettre, elle
s'applique ensuite à prouver son pouvoir en ruinant ou
enlaidissant toute cette beauté.
Et, bien sûr, se pose de nouveau la question : Au cours de cette genèse et de cette destruction, scrutant chaque visage naissant, chaque corps parfait puis dégradé ; qu'a appris Gérard Bignolais sur l'homme ? Sur les hommes ? Et se trouve-t-il le même ou un autre chaque fois que, jouant les démiurges, il use de son droit de mort sur ses alter ego ? Seul, il serait à même de donner sa réponse : Mais, vu qu'inlassablement il poursuit son oeuvre, prouvant qu'il est loin du compte, le serait-il ?
Jeanine Rivais.
Voir aussi Entretien de Gérard Bignolais avec Jeanine Rivais : Rubrique "Entretiens"