L'ART EN BELGIQUE.

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Dans les années 90, une association présidée par MIRABELLE DORS ET MAURICE RAPIN présentait à Paris (Palais du Luxembourg, puis Grand Palais) un Salon annuel intitulé FIGURATION CRITIQUE.

A la différence des autres associations qui se bornaient à faire chaque année leur " salon ", Figuration Critique était avant tout un MOUVEMENT, organisant des réunions hebdomadaire où les artistes discutaient à bâtons rompus de la situation artistique et de leurs problèmes personnels. L'association comprenait 250-300 artistes (peintres, dessinateurs, sculpteurs, mais aussi holographistes, etc.) venus du monde entier, la plupart résidant en France. Beaucoup avaient une carrière internationale, et une qualité plastique incontestée.

Ce mouvement se définissait essentiellement par la FIGURATION. Tout en respectant les différences qui faisaient sa richesse, il avait su trouver une unité récurrente dans ses manifestations. " Englobant toutes les formes signifiantes possibles, dans un ensemble de conception plus vaste et qui dépasse les clivages passés ou présents. Par figuration " critique ", il s'agit d'investir le choix figuratif comme l'une des voies d'accès au discours social, à l'instant où le texte se cherche à travers ses œuvres ". (Extrait des statuts).

Exposant dans de nombreux pays, parfois très lointains, Figuration Critique avait noué des liens privilégiés avec un certain nombre d'artistes belges qui avaient organisé, en xxxxx, à Mons, une énorme exposition du groupe, et qui venaient chaque année participer à la manifestation parisienne.

C'était donc l'occasion de parler de la situation de l'art en Belgique.

Il va de soi que certaines données ont pu changer au fil des années. Et que ce long entretien réalisé avec quatre artistes " militants " de la peinture, n'a désormais qu'une valeur mémorielle.

VOIR AUSSI SUR CE SITE, LES DOSSIERS DORS, DORS-RAPIN ET RAPIN, rubrique ART CONTEMPORAIN.

 

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L'ART EN BELGIQUE.

CALISTO PERETTI, DANIEL PELLETTI, ROLAND LAVIANNE et JEAN MATHOT

4 peintres belges, résidant à Mons. Ils sont donc wallons, et de langue française.

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS.

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Jeanine Rivais : Je voudrais que nous parlions de la situation de l'art en Belgique. Vous êtes quatre peintres. Vous êtes donc tous au centre des problèmes de l'art contemporain. Comment se situe-t-il géographiquement ? Aux XVeme et début du XVl eme siècles, la France est en proie aux épidémies, à l'Inquisition, aux guerres, aux luttes entre royautés : elle est moribonde. La Flandre devient le centre culturel mondial.

En 1992, peut-on parler de clivage entre "art néerlandais" et " art belge ", d'une part, et entre "art wallon" et "art flamand", "d'autre part ?

Daniel Pelletti : Au XVeme siècle, la Belgique n'existe pas. Elle appartient à la maison de Bourgogne. L'essor commercial de la Flandre déplace les zones d'influence. La mise au point du "liant" que constitue l'huile de lin modifie totalement le concept de la peinture : il permet un séchage plus rapide, l'artiste peut donc désormais travailler plus vite, faire une peinture plus précise, plus transparente aussi. Grâce à l'essor économique invraisemblable de la Flandre, se multiplient les petits formats qui font désormais partie de la décoration de l'habitat. C'est un fait nouveau, car jusqu'alors, l'artiste travaillait exclusivement pour le clergé et les princes.

Au XVIIIeme siècle, l'attitude des artistes change : comparons Rembrandt et Rubens. Rubens se fait le chantre du système ; il part notamment travailler en France. Pour moi, les beaux Rubens sont les portraits et non les toiles de commande à caractère décoratif, sauf les grandes oeuvres, comme "la Descente de croix ". Mais ces toiles sont des exceptions. Sa production et son attitude se situent dans la modernité (on pourrait le comparer à Andy Warhol). Rembrandt, au contraire, entre très vite en opposition avec le système : il refuse l'officialisation. Il s'exprime exclusivement pour lui-même, il ne propose plus un projet par rapport à une commande, mais un projet de société par rapport à son combat intérieur.

 

Jeanine Rivais : Vous pensez donc qu'il y avait, au XVIIeme siècle, deux écoles : une école hollandaise avec Rembrandt, et une école "belge" (c'est un anachronisme, bien sûr) avec Rubens ?

Roland Lavianne : Je voudrais apporter quelques rectificatifs : l'huile de lin n'est pas vraiment une découverte de cette époque, elle était déjà employée plus tôt, mais les potentialités qu'elle offre sont mises en évidence par les Flamands (le procédé était connu dès le XIeme siècle).

Quand on parle du XVeme siècle, on pense plutôt à Van Eyck, Memling, David, Van der Weiden, qui sont de la période bourguignonne. Les Bourguignons ont favorisé l'éclosion des arts dans notre région. Plus tard, au XVIeme siècle, les Flamands vont subir l'influence de l'art italien.

Dès le trecento, et définitivement au quattrocento, l'art italien se dégage du byzantinisme (mosaïques). L'art des Primitifs flamands, quant à lui, est issu de la miniature (manuscrits).

Au XVeme siècle, l'art acquiert son autonomie, se sépare de ses influences, trouve ses lettres de noblesse.

 

Jeanine Rivais : Ainsi, une culture différente apparaît-elle dans cette nouvelle zone d'influence ? Les riches marchands deviennent des mécènes, au même titre que les princes. Là, commencent vos racines réelles ?

Roland Lavianne : Absolument. Des villes comme Bruges, port commercial cosmopolite, encore sous l'influence bourguignonne, favorisent le rayonnement des artistes.

Daniel Pelletti : Cosmopolite, oui. Les banquiers florentins sont présents : Arnolfini, par exemple, qui va négocier la vente d'oeuvres de Michel-Ange. Au musée des Offices, à Florence, se trouve d'ailleurs le "triptyque Portinari", à savoir le "Retable de l' adoration des Mages" peint par Van der Goes.

De la Pasture ou Van der Weiden, voilà l'exemple-type : ce serait lui qui "aurait" transmis à Antonin de Messine le secret de l'émulsion à l'huile de lin, en échange de leçons de perspective (découverte de la Renaissance italienne).

 

Jeanine Rivais : Votre influence dure jusque vers 1520. Déjà, nous sommes en pleine Renaissance italienne, et au début de la Renaissance française : votre déclin commence ?

Roland Lavianne : N'allons pas trop vite. Quelques grandes figures illustrent les XVIeme et XVIIeme siècles. Pensons à Van Dyck, Jordaens… Mais, par la suite, peu d'artistes sont devenus célèbres.

Jean Mathot : Je crois qu'une autre façon de situer plus exactement nos racines serait de parler de calvinisme (Pays-Bas actuels) et de catholicisme (Belgique actuelle) : A la fin du XVIeme siècle, les Provinces-Unies protestantes du Nord (Pays-Bas actuels), se séparent des provinces catholiques du Sud. Il faudrait parler de catholicisme surtout, qui a fait de la Flandre un véritable joyau : les bâtiments le prouvent.

 

Jeanine Rivais : Existe-t-il désormais un art wallon et un art flamand ? Comment cohabitent-ils ?

Jean Mathot : L'art wallon commence en 1830, parallèlement à l'industrialisation.

Calisto Peretti : En effet. Le développement industriel du sud charbonnier (Wallonie) entraîne un apport de main-d'oeuvre de tous les pays voisins (Luxembourgeois dans la métallurgie, Néerlandais dans la faïencerie, Français, Allemands...Flamands). Il y a tellement de Flamands qu'à partir de la création de la Louvière, en 1865, certains quartiers seront (jusqu'en 1914) administrés en flamand.

 

Jeanine Rivais. Mais la Louvière est en Wallonie ?

Daniel Pelletti : Oui, mais c'est l'exemple type de la ville-champignon où se créent des microcosmes très actifs.

 

Jeanine Rivais : Pour résumer, on peut dire que les racines flamandes sont dans la continuité, alors que les racines wallonnes sont issues de microcosmes hétéroclites ?

Jean Mathot : Il n'y a pas d'identité wallonne à proprement parler. Presque chaque famille wallonne a des parents dans l'autre communauté linguistique (en Flandre, donc).

Roland Lavianne : L'état belge fondé en 1830 est fondamentalement d'obédience francophone. Les Flamands n'y ont aucune influence politique, économique ou culturelle ; un mouvement revendicatif (Vlaamse Beweging) apparaît presque immédiatement après l'indépendance, mouvement qui arrive actuellement à son aboutissement. Un de ses objectifs était et demeure la lutte contre la francisation, car la force de la langue et de la culture françaises constituent pour eux un grand danger. L'histoire atteste de la francisation progressive du sol flamand. A l'heure actuelle, existe une volonté politique de défendre l'identité culturelle flamande, à travers toutes les possibilités, cinématographique, plastique, etc. En général, ils ont une volonté culturelle plus mordante que les Wallons.

 

Jeanine Rivais. Dans le domaine plastique, comment se manifeste cet antagonisme -le mot ne semble pas trop fort- artistes wallons contre artistes flamands ? Comment vivez-vous cette situation? Quelles tendances se sont développées ?

Roland Lavianne : Pas "contre" : " différentes". Le jeu politique ne s'impose pas nécessairement d'un point de vue culturel. La révolution belge a été une révolution bourgeoise, menée à la fois par la bourgeoisie wallonne francophone, et la partie de la bourgeoisie flamande également francophone. Il y a eu, à ce niveau, consensus.La période de 1815 à 1830 (sous le règne de Guillaume d'Orange Nassau) a été marquée par une politique anti-francophone. Maîtres du jeu, les Néerlandais ont voulu imposer leur langue. Donc, après 1830, dès la formation de l'état belge, le mouvement s'est inversé.

 

Jeanine Rivais : Mais vous semblez totalement imbriquer l'art dans la politique, être dans l'incapacité de les séparer. Je vous dis "art", vous me répondez "politique" !

Daniel Pelletti : Géopolitique. Ils réagissent l'un sur l'autre. A partir du XXe siècle, l'action de l'art flamand est plus déterminante que celle de l'art wallon, par un regard posé davantage vers l'extérieur. Considérons le mouvement expressionniste de la seconde école du Laethem Saint-Martin : il subit l'influence du Cubisme au moment même où celui-ci vit à Paris. Donc, c'est un mouvement parallèle, avec, malgré l'étroitesse des contacts, une spécificité flamande. De nombreux artistes de l'Ecole de Paris fréquentent le Laethem, situation sans équivalence à Bruxelles ou en Wallonie.

Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement impressionniste belge a son identité : "le Groupe des XX" d'Ixelles " invite Toulouse-Lautrec (ce qui fait que le musée d'Ixelles a de lui une des plus importantes collections d'affiches du monde). Il participe à des expositions. Van Gogh, Cézanne sont invités. Anna Boch, notamment, et Eugène Boch en font partie, et Van Rysselbergh est un des chefs de file de l'Ecole post- impressionniste flamande.

Jean Mathot : Oui, il y a bien une spécificité par rapport à la France, surtout dans la période post-impressionniste : un creuset wallon/flamand se crée, une frontière existe, non au niveau de la langue, mais au niveau de l'esprit. Cette situation a été pour nous difficile à vivre, car pour "réussir", de nombreux Flamands et Wallons se sont retrouvés à Paris : Rodenbach, Rops, Evenepoel...vivaient à Paris. Mais le cas le plus typique d'assimilation et de confusion artistique est Ensor. Historiquement, "L'entrée du Christ à Bruxelles" en 1888, est la première toile expressionniste. En 1889, Munch peint "Le Christ. Et les grands Van Gogh sont de 1890. Peut-être les Français se sont-ils rendu compte de cette confusion, lors de la grande exposition "d'Ensor à l'art expressionniste en Belgique", tenue au Grand Palais au début des années 70 ? La "différence" d'Ensor leur est certainement apparue ?

Roger Lavianne : A Anvers, ont également eu lieu des expositions d'Ensor de grande envergure !

Daniel Pelletti : Oui, mais une exposition en Belgique n'a jamais le retentissement de celles de Paris.

Il est difficile de trouver des équivalences en Wallonie. Navez à Charleroi fait alors une peinture néo-classique. Stevens fait carrière à Paris ; Félicien Rops également, dont Baudelaire écrit qu'il est aussi important que les Pyramides d'Egypte !

 

Jeanine Rivais : Pourriez-vous maintenant définir très précisément les tendances de l'art belge ?

Daniel Pelletti : Il y a l'art officiel, et les autres, "marginaux", comme nous.

Jean Mathot. Les "figures de proue" de l'art sont en général des ersatz de l'art américain ! Ils n'ont pas d'identité manifeste. Ils produisent un art relativement nivelé, compréhensible dans le code des historiens de l'art du monde entier.

Daniel Pelleti : Ce sont d'ailleurs encore des Flamands qui ont introduit l'art américain en Belgique, le Pop'art en particulier : Pol Mara, Roger Raveel, ("La bicyclette" de Raveel date de la fin des années 50), Martial Raysse… ont été soutenus par des gens comme Restany, en France. Ils ont tous maintenant au moins septante ans !

 

Jeanine Rivais : Donc, vous pensez que l'art belge est totalement inféodé à l'art américain ?

Tous : Non, pas totalement !

Roland Lavianne : On retrouve la même chose dans tous les pays : un art éclaté, partagé entre un art officiel et l'autre qui ne l'est pas.

 

Jeanine Rivais : Avez-vous, comme en France, un Ministère de la Culture qui, généreusement, donne son argent à ses amis officiels ? Sinon, comment fonctionnez-vous ?

Jean Mathot :Vous pensez qu'il existe un Ministère de la Culture pour les Wallons, et un autre pour les Flamands ?

 

Jeanine Rivais ; Je pose la question, puisque vous avez plusieurs régions distinctes.

Jean Mathot ; Le principe politique est maintenu d'imposer une identité à chaque région, mais elles sont tellement imbriquées qu'il est pratiquement impossible de les dissocier. On a essayé de présenter le Nord comme le plus expressionniste : l'Ecole de Roel d'Haesse travaille essentiellement sur l'expression. Au Nord, apparaît également le Magisch Réalisme, avec des littérateurs comme Frans Minnaert, Hubert Lampo. Des gens comme Reinaud, Camille Van Breedam travaillent dans cet esprit et sont imprégnés de ce ferment typiquement flamand. De l'autre côté de la "frontière" (linguistique), les Baugnier, Delahaut... essaient de faire croire que l'art typiquement wallon est l'art abstrait, alors qu'en Flandre, il serait figuratif. Ces étiquettes sont inacceptables !

Daniel Pelletti : Baugnier a dû s'expatrier. Il a surtout vécu de sa création de mobilier. Il a été reconnu fin des années 70, au moment où les abstraits actuels ont donné un éclairage sur les abstraits historiques comme Mortier.

Jean Mathot : Ce que nous avons oublié, dans cet historique, ce sont les implications du Surréalisme qui, à mon avis, est très spécifique et typique de la Wallonie. Là sont nos racines réelles.

Roland Lavianne : Nuance à apporter : La tendance à opposer un Expressionnisme flamand à un Surréalisme wallon est assez caricaturale. Tous les raisonnements artistiques ne doivent pas être les résultantes de clivages politiques.

Daniel Pelletti : Pour le Surréalisme, c'est le cas. Il est né à Bruxelles, parce que c'est une grande ville où des groupuscules peuvent être actifs. A Mons, ce n'aurait pas été possible comme à la Louvière où il n'avait pas de bourgeoisie agissante, pas de traditions, donc pas de préjugés. Le microcosme surréaliste s'est développé à la Louvière où existait un tissu subversif : par exemple, Achille Chavée, d'abord inscrit au barreau de Charleroi, puis à celui de Mons, habitait à la Louvière. A cause de ses opinions politiques, les Montois le détestaient et, en tant qu'avocat, il n'a jamais eu un seul client !

Ensor.

Jean Mathot :: Il existe une tradition orale wallonne, autour des sorcières, par exemple. L'imaginaire y est très puissant. Il est devenu tradition écrite parce que Chavée était en même temps un " littérateur " de niveau international. L'appel du mot et de ses transformations ont aidé le Surréalisme à se développer. Le cas de Magritte est typique.

Daniel Pelletti : Il faut malgré tout admettre qu'au niveau du groupe "Rupture", la mouvance est politique : les premiers poèmes de Chavée qui célèbrent la Wallonie sont politiques. Ce ne sont pas encore des poèmes surréalistes. Il développe, en 26-27, dans un journal intitulé "la Wallonie", des idées fédéralistes, révolutionnaires pour l'époque, mais reprises actuellement par les partis traditionnels. Une région avec des traditions fortes aurait pratiqué la censure, et empêché des réunions autour de ces idées. Bien que l'exposition surréaliste de 33 ne soit pas officiellement organisée par la Louvière, la ville aide les organisateurs.

Jean Mathot : Le tissu industriel de l'époque attire énormément de gens. Des peintres comme Paulus, Constantin Meunier, travaillent en fonction de ce tissu social très particulier, car la région est la cheminée de l'Europe.

Pour revenir aux ministères de la culture, ils sont plutôt chaotiques, sans une ligne bien déterminée d'achats d'oeuvres ni de gestion de l'art. Il y a profusion d'artistes, mais la plupart sont ignorés, leurs oeuvres ne sont pas achetées et ils ne sont pas intégrés dans un mouvement international. D'ailleurs, comment le pourraient-ils ? Les Biennales, de Venise par exemple, ou de Sao Polo, du fait de l'alternance, ne reviennent pour nous ou pour les Flamands, que tous les quatre ans. Comment présenter une cohérence ?

Daniel Pelletti : Les acquisitions officielles sont tout de même tout à fait éclectiques !

 

Jeanine Rivais : Par "éclectiques", vous entendez art abstrait/ art figuratif ?

Calisto Péretti. Je suis allé récemment chez Landuyt que je considère comme un de nos meilleurs peintres. En plus, c'est un Flamand. Il est bien dans la tradition de Reinoud... Il m'a dit être totalement ostracisé en Flandre, alors que Jan Hout, de Gand, c'est "Beaubourg"! Jan Hout, c'est vraiment la Nomenklatura !

Daniel Pelletti : Je serai plus nuancé. Plaçons-nous dans un contexte historique: Quand Jan Hout a constitué sa collection, à Gand, au milieu des années 60, il n'avait même pas de local ! Il a fait circuler cette collection à travers la Belgique, sous le titre: "Collection cherche musée". Pendant qu'elle circulait, tous ces gens dont il a acheté les oeuvres ont pris, grâce au marché de l'art, une valeur importante. Les artistes ne sont pas nécessairement suspects. Quand on discute avec des jeunes de "l'Avant-garde" (mais parler d'Avant-garde serait admettre qu'il existe une arrière-garde), on est confronté à des tendances diverses qui, par moments, correspondent à un souci politique ou culturel. A certaines époques, c'est l'art figuratif qui a tenu le haut du pavé...

 Landuyt

Jeanine Rivais : c'est rare !

Daniel Pelletti : Mais il l'a tenu ! En Belgique, jusqu'au milieu des années 60, les artistes belges participant aux grandes manifestations internationales, étaient figuratifs et non pas abstraits. La Belgique n'a pas le poids de Paris qui ne l'avait pas non plus avant que Pompidou décide la création de Beaubourg. L'Amérique, l'Angleterre et l'Allemagne dominaient alors le marché mondial de l'art. Pompidou a été assez lucide pour comprendre que s'Il voulait ramener Paris en tête des mouvements modernistes, il fallait se doter d'un musée. Dans ce sens, Beaubourg n'a pas été néfaste, parce qu'il a replacé Paris au niveau de Londres, Düsseldorf, Berlin...

Jean Mathot : Je crois que les choses se sont présentées différemment, dans les années suivantes, en tout cas. La parole ayant pris le pas sur la peinture, on a donné des prérogatives incroyables à des historiens d'art. On a commencé à traduire la peinture et tous les actes picturaux en mots qui ont assuré la diffusion et la gloire de ces messieurs. On a adopté une dialectique du type Philippe Sollers, etc. Impossible, désormais, de "faire", d"'exprimer", sans passer par le langage écrit. Ceci nous a amené des générations de cols blancs méprisant le travail manuel et le bel ouvrage !

Calisto Péretti : c'est vrai. On a substitué le savoir-dire au savoir-faire !

 

Jeanine Rivais : Le problème me semble plus grave: Critiques et historiens d'art se sont totalement déresponsabilisés. Leur rôle devrait être non seulement de promouvoir les artistes, mais de les éclairer sur leur travail ?

Daniel Pelletti : Mais pourrait-on faire confiance à leurs analyses ? Compte tenu des incongruités écrites par Zola dans "L'Oeuvre", seuls Baudelaire et Elie Faure me semblent dignes de confiance. Quand on lit les textes où Huyghe encense Chapelain Midy, il est bon de se poser des questions : personne n'a jamais fait tomber "un monument" en l'égratignant un peu.

En Belgique, outre les frères Haesaerts et Langui, les vrais critiques sont aussi rares que les Ensor et les Picasso ! D'autre part, comment exiger des critiques un niveau que l'on ne trouve pas toujours chez les créateurs ? En fait, leur rôle consiste à faire marcher le commerce !

Jean Mathot : Je crois que la critique contemporaine est différente de celle du XIXeme siècle qui s'imposait dans les salons, infligeait des refus, éreintait certains peintres. Chaque critique travaille subjectivement sur telle ou telle catégorie de peintres (Thomas Owen n'aurait certainement jamais écrit sur une oeuvre abstraite, même celle de Mondrian ! Alain Viray écrivait sur les artistes de son choix. Mais comment suivre les détours et lieux communs des Sollers, Franklin, Catherine Millet qui coupent les gens d'une certaine peinture, parce qu'ils pratiquent l'hermétisme le plus absolu ?

Daniel Pelletti : Les critiques d'art sont issus des mêmes universités que les institutions dirigeantes : pourquoi auraient-ils une attitude autre que technocratique ? Elle est logique par rapport à notre société. Peut-on, d'autre part, critiquer les jeunes créateurs qui présentent leurs "installations", alors que depuis 1956, c'est ce qu'on leur montre à la Dokumenta de Kassel ?

 

Jeanine Rivais ; Revenons à la Wallonie. Vous êtes fondamentalement figuratifs. Vous avez éprouvé le besoin ou le désir de vous intégrer à un mouvement appelé Figuration Critique, créé en France. Il y a une dizaine d'années, est apparu un mouvement lancé par Roland Delco, et appelé "Infra-Réalisme". Qu'est-il advenu de ce mouvement ? A-t-il pris racine ? A-t-il disparu ? Comment vous situez vous par rapport à lui ? Ou, inversement, comment se situe-t-il par rapport à vous ? Est-il important ?

Roland Lavianne : Je n'ai jamais entendu parler de l''Infra-Réalisme".

Daniel Pelletti. Moi non plus. Mais j'ai entendu parler de Roland Delco ! Je crois qu'à un moment, il a exposé avec Figuration Critique, et à la galerie brachot, à Paris. Il faisait alors une peinture hyperréaliste, un peu plus inattendue que celle de Rémy Van Den Abeele. J'ai vu de lui une exposition de nus se reflétant dans des siphons de baignoires, qui était de qualité, et je sais qu'il a travaillé avec la Tradewells Gallery de Londres.

 

Jeanine Rivais : Je voudrais maintenant élargir un peu le problème et vous demander quelle est, selon vous, l'interaction de l'art plastique avec les autres formes d'art, cinéma, théâtre, etc. A une époque, André Delvaux et Chanéal Ackerrnan ont fait vibrer toute l'Europe. Quelle est la situation actuelle dans ces formes d'art et dans quelle mesure la peinture actuelle, votre peinture, peut-elle les influencer ? Collaborez-vous avec des metteurs en scène, ou connaissez vous des artistes qui le font ?

Tous : Aucun contact. C'est un milieu très fermé.

Roland Lavianne : Le seul artiste que je connaisse en Belgique est Hugo Claus qui a travaillé pour le théâtre...

 

Jeanine Rivais : Mais Hugo Claus est écrivain, pas peintre...

Roland Lavianne : Si. Ecrivain, peintre. Il a fait partie du groupe Cobra. II a été metteur en scène. C'est l'artiste le plus éclectique que je connaisse. C'est encore un Flamand.

Jean Mathot : Il a écrit Le Chagrin des Belges.

 

Jeanine Rivais : C'est à ce titre que je le connais. Il a obtenu le Prix de l'Humour Noir pour ce livre.

Calisto Péretti : Il a longtemps vécu à Paris...

Roland Lavianne : Et surtout, il a "connu" (au sens biblique!) "Emmanuellc" (l, 2, 3...) à savoir Sylvia Christel !

 

Jeanine Rivais : Continuons dans l'humour ! A part vous, bien sûr, connaissez vous des peintres, des Ensor des années 90, susceptibles de marquer la fin du XXe siècle ?

Roland Lavianne : Nous n'avons pas de recul pour répondre à cette question. C'est le temps qui décidera. Je pense à Landuyt, dont nous parlions tout à l'heure.

Daniel Pelletti : Rendez-vous dans trois siècles pour une réponse !

Jean Mathot. Les siècles précédents avaient besoin de repères, parce qu'alors, l'art avait une signification subordonnée. Les contraintes religieuses, les évènements historiques, les témoignages sur lesquels nous nous fondons subsisteront-ils ? L'art prendra-t-il le dessus des déchets que nous produisons, de ces grands dépotoirs que nous essayons de camoufler et qui sont en train de détériorer notre environnement ! Quelles seront les priorités ? L'art ou l'environnement ?

  ErnestPignonErnest.

Jeanine Rivais : justement, j'aimerais que vous jouiez les prophètes. Vous avez tous la quarantaine, donc votre carrière "devant" vous. Comment envisagez-vous l'art du XXIe siècle ?

Calisto Péretti : On semble assister à un retour de la figuration, à une prise de conscience écologique. Espérons que les générations futures seront plus lucides que nous l'avons été. Mais comment savoir quelles formes de sociétés elles institueront ?

Jean Mathot : La société évolue tellement vite ! En moins de cinq siècles, nous avons parcouru un si long chemin !

Daniel Pelletti : Quand Malraux disait: "Le troisième millénaire sera mystique ou ne sera pas ", il avait probablement raison. On peut alors prévoir une certaine intolérance, un regain des tabous, à l'image de la société américaine à la fois tellement permissive et terriblement réactionnaire !

Par ailleurs, l'Europe sera-t-elle encore le phare? Ce pourrait être plutôt le Pacifique ? Ce qui déplacerait complètement le problème : Les Japonais achètent tout !

 

Jeanine Rivais : Oui, mais que nous envoient-ils en retour ? Très peu d'artistes japonais sont apparus sur le marché de l'art. Ils peuvent "prendre", mais dans ce domaine, que peuvent-ils "donner", eux qui sont en train de changer et de peindre comme l'Occident ?

Jean Mathot : Et en quels termes pourra-t-on encore parler d'art ? Est-ce que ce sera utile ? Je me sens un peu complexé, face aux problèmes mondiaux, de parler d'art de façon très intellectuelle !

Roland Lavianne : Mais l'art est un aspect de la vie, de la société ! Pour revenir à la question, je veux être optimiste et penser que les éventuelles formes de sociétés lui laisseront une place importante.

Daniel Pelletti : Je crois que le problème de la création restera, de toutes façons, individuel. "L'autre" n'interviendra jamais qu'une fois la création terminée.

 

Jeanine Rivais : Quels que soient les systèmes de gouvernements futurs, vous pensez donc que les artistes seront toujours seuls face à leur chevalet ou à leur œuvre ?

Daniel Pelletti : Oui. Mais au niveau de la forme, apparaîtront des nouveautés. Tout ce qui est télématique, par exemple, aura sûrement des développements imprévisibles.

Jean Mathot : Je crois à l'Impossibilité de voir apparaître, comme dans le passé, de grands courants d'idées...

 

Jeanine Rivais : Vous êtes donc en opposition avec Maurice Rapin qui, dans un entretien récent, disait que le XXIe siècle serait le siècle des labels ? Ne court-on pas le risque, si tu as raison, de voir les tendances collectives du passé remplacées par le mysticisme dont parlait Malraux ?

Jean Mathot : C'est possible. Mais nous sommes un peu marginaux par rapport à ces problèmes. C'est ce qui nous soutient, en tant qu'artistes. A mon avis, aucun art ne se fait, s'il n'est pas "contre", en réaction, en révolte, contre les oppressions, 'contre"... C'est pourquoi l'art officiel devient tellement ennuyeux, tous ses favoris évoluant dans le même sens !

Calisto Péretti : Je m'adresse au groupe d'enseignants que vous êtes : Que constatez-vous chez les jeunes ? Y a-t-il une volonté de retourner à l'homme, à la figuration ? Ou sont-ils contaminés par l'idée de "réussir" vite, d'entrer au musée ?

Daniel Pelletti : Non. Ils ne reconnaissent pas les mêmes formes d'art que nous. A l'Académie, on exige d'eux l'apprentissage du dessin qui est de nouveau à la mode. Mais les étudiants belges ou allemands en stage en Belgique, ont des préoccupations en rapport avec l'environnement. Ils veulent faire un art très brutal, très anti-tout, une espèce d'art même plus esthétique, une émanation presque anale, un jet, une sorte de repli sur eux-mêmes. Ils considèrent souvent notre position comme passéiste: "Vous faites encore des tableaux, vous les encadrez, vous les accrochez !"

Jean Mathot : Mais que vont-ils faire d'autre ?

Daniel Pelletti : La plupart sont des dessinateurs de talent. Si on leur fait faire des croquis, ils ont une connaissance du dessin évidente, mais pas nécessairement utilisée comme moyen d'expression. Ils peignent au dos des affiches, sur des panneaux routiers, sur des supports éphémères. Ils ont un souci de non récupération, une volonté de faire un art-code que les jeunes comprennent, comme précédemment le rock. La forme se fait plus évidente, et les couleurs très actives, mais sans souci d'esthétique.

Roland Lavianne : Daniel parle des jeunes qui ont choisi la voie picturale ou sculpturale. Mais collectivement, je pense que la musique a sur eux bien plus d'impact que les arts plastiques : le côté émotionnel, très passager, très éphémère de la musique, les fait vibrer. Le côté clinquant, sensationnel de la vidéo les intéresse de prime abord. Je me demande dans quelle mesure les arts plastiques ne sont pas totalement en voie de marginalisation ?

Daniel Pelletti : Les académies n'ont jamais été aussi pleines qu'actuellement ! II n'y a pas de contradiction avec ce que vous dites, mais au niveau du devenir, ils ont -contrairement à nous- la plupart du temps l'autorisation parentale de devenir artistes, un diplôme de médecin n'étant plus une garantie.

Quant au "tag", "grâce" auquel nos rues n'ont jamais été aussi bariolées, il leur sert surtout à régler des comptes avec la société qu'ils récusent. Dès que ces manifesta rions seront sanctuarisées, elles ne seront plus qu'une forme d'expression supplémentaire, et disparaîtront progressivement.

Jean Mathot : Des artistes belges sont récemment revenus d'Angleterre avec l'impression de moyens immenses totalement inutilisés (peinture, art graphique, sculpture). Les jeunes Anglais créent simplement en se baladant dans les rues, cherchant quelques objets pour essayer de les assembler, de "créer" à partir d'eux, allant vers ce qui est objet de société, déchets d'objets. Je crois que là-bas, comme dans la plupart des pays, on quitte petit à petit les démarches traditionnelles pour des phénomènes de mode : affiches dans la rue, par exemple...

Calisto Péretti : Et la médiatisation des ventes d"'objets d'art" les encourage dans ce sens. Les jeunes ont ainsi l'impression qu'on leur parle de ce qu'ils aiment.

Jean Mathot : Au fond, ils recherchent un certain académisme, mais il faut l'implanter dans la rue, comme Ernest Pignon Ernest, par exemple. Il y a une réaction contradictoire et bizarre. De "Je vais accrocher mon tableau dans un musée", on est arrivé à "Je vais faire grimper mes oeuvres sur les façades, dans les arbres", avec la volonté de les laisser s'autodétruire. Je ne sais pas si c'est par besoin de connivence ou d'affrontement avec la nature, par besoin de voir ces oeuvres englouties, en tout cas transformées ? C'est peut être une des bonnes solutions du futur, qu'elles soient réintégrées par la nature, car alors, l'artiste donne une leçon à la société qui produit des choses "indestructibles" !Les oeuvres enfouies pourraient bien un jour ressurgir au même titre que ces paysages défigurés que l'on essaie de camoufler ?

 

Jeanine Rivais : Dernière question : En économie, on classe toujours les pays producteurs par rangs. Selon vous, quel rang occupe la Belgique au point de vue artistique, et si elle n'est pas le N°1, quel pays l'est actuellement ! Quelles raisons motivent votre réponse ?

Roland Lavianne : La question relève de concepts nationalistes périmés dans lesquels je peux difficilement m'inscrire. Que la Belgique réunisse une majorité de bons artistes me laisse indifférent.

Daniel Pelletti : Au niveau des grands mouvements artistiques, des grandes ex positions Internationales, je crois que l'Allemagne est en tête...

 

Jeanine Rivais : Donc, plus de "pays porteurs" évidents, plus de frontières, un art mondialisé ?

Roland Lavianne : Mais diversifié. Surtout pas d'uniformisation !

Daniel Pelletti : Au niveau des formes d'art contemporaines, je crois que l'Allemagne occupe une place prépondérante et que l'économie y est pour quelque chose : le spectre du nazisme à écarter absolument, également : Ce n'est pas par hasard qu'a été créée la Dokumenta, autour de l'art appelé par les Nazis "art dégénéré". Le fait qu'un art soit figuratif ne serait pas suffisant pour le mettre à l'abri de tout problème. Bien que pour un artiste figuratif, dans les pays de l'Est, tout allait bien...

 

Jeanine Rivais : Tout dépendait de ce qu'il peignait! S'il était réaliste socialiste, alors bravo ! Mais n'oubliez pas que les tanks, dans les parcs de Moscou pilonnaient les oeuvres de certains artistes, même s'ils étaient figuratifs !

Daniel Pelletti : Mais un artiste donnc à son art la forme qu'il sent en lui ! Il ne peut pas commencer par se dire: "Je vais procéder ainsi, et dans vingt-cinq ans, je serai dans tous les musées".

 

Jeanine Rivais : En disant cela, vous oublez ce que déplorait Soljenitsyne, quand il parlait de livres dont les auteurs écrivaient exactement ce que "le" régime allait accepter ; ou les enfilades d'oeuvres jumelles dans les musées...

Calisto Péretti : Oui, mais c'étaient des opportunistes. Je veux croire que ce ne sont pas ces gens-là que retiendra l'histoire russe.

Tous : Souhaitons-le !

Daniel Pelletti : D'une façon générale, l'artiste devant sa toile, exprime tout de même ce qu'il ressent. Je crois préférable d'espérer être un jour Van Gogh, plutôt qu'un artiste du moment, dont le régime suivant démolira les oeuvres pour faire un parking. La répétition de ces procédés m'a toujours irrité. Par exemple, Je n'aime pas Buren...

Tous : Tu n'es pas original...

Daniel Pelletti : Bien qu'il ait dû être drôle, au début, avec ses vêtements à rayures ! Mais, lorsqu'un artiste a été choisi (quelles que soient les magouilles qui ont déterminé ce choix), je trouve malsain qu'un pouvoir puisse "faire" et le suivant "défaire". Buren s'est positionné par rapport à un problème architecturai, avec une argumentation pour le réaliser… Je ne vois pas pourquoi un artiste devrait payer un changement de régime !

 

Jeanine Rivais. Mais on détruit aussi des cathédrales romanes ou des maisons de la Renaissance...

Daniel Pelletti : C'est aussi inacceptable !... Cela dit, je ne compare pas Buren à une cathédrale romane !...

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LES N0S 278 ET 278 DE NOVEMBRE 1992, DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

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