MUGUETTE BASTIDE, PEINTRE

Propos recueillis par Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Muguette Bastide, expliquez-nous comment vous est venue la vocation de peindre et de dessiner?

Muguette Bastide : J'étais étudiante en médecine, et j'ai fait la connaissance de deux peintres américains, Kleinholtz et Weiss. A 24-25 ans, j'ai commencé, pendant les vacances universitaires, à faire de la peinture. Après cinq ans d'études médicales, j'ai renoncé à les poursuivre, et je me suis inscrite à l'atelier de Fernand Léger : C'était à Montrouge, l'année d'avant sa mort. J'y ai rencontré Simone Piccioto avec qui je suis restée amie pendant toutes ces années.

En même temps, j'ai fréquenté les artistes de la Jeune Peinture, Rebeyrolles qui appréciait mon travail et avec qui j'entretenais des relations intéressantes. J'ai fait quelques expositions, dont une en province, une en Israël, et une autre à la galerie du Tournesol de Christian Boltanski à Paris. J'étais très impliquée, convaincue d'être un peintre exceptionnel !

J'ai peint jusqu'à 38 ans. Puis, je me suis essoufflée, j'ai eu des problèmes de créativité. Entre temps, mes enfants étaient nés : J'ai renoncé à la peinture et repris mes études.

Pendant 20 ans, j'ai pratiqué la médecine. J'ai pris ma retraite voilà deux ans. Depuis, j'ai recommencé la peinture de façon intensive : C'est un peu difficile car médecine et art sont deux mondes très différents et, pendant tout ce temps, j'ai gardé peu de contacts avec les artistes. En outre, pendant ces deux années de liberté retrouvée, j'ai beaucoup voyagé : Allemagne, Lettonie, Israël, trois pays où j'ai retrouvé des artistes et participé à des groupes de travail pictural ; New York, La Roumanie, le Mali, etc. L'essentiel de ma création a donc été conçu hors de mon atelier, et par conséquent est de petits formats.

 

J.R. : Vous avez choisi de travailler sous la direction de Fernand Léger. Je vois bien la parenté de votre oeuvre avec celle d'Hughes Weiss, mais votre peinture est aux antipodes de celle de Léger. Qu'est-ce qui a motivé votre inscription dans l'école d'un artiste aussi structuré, si net, d'une créativité si différente de la vôtre ? Quelle influence a-t-il eue sur vous?

M.B. : La peinture socialiste à thèmes, m'a toujours intéressée. Je me suis inscrite chez lui pour des raisons politiques plus que picturales.

Mais il m'a appris beaucoup de choses. Il exigeait de ses élèves un travail très achevé. Par exemple, il faisait venir un modèle pendant une semaine, au cours de laquelle il fallait réaliser un seul dessin au trait... J'ai ainsi présenté, entre autres, une œuvre un peu folklorique, "Femme à La plante et au rouet ". Il corrigeait volontiers le travail que les élèves réalisaient à l'extérieur, les laissant libres de leurs tendances, mais exigeait qu'ils suivent ses directives tant qu'ils étaient ses élèves !

Dès le début, j'ai été influencée par Goya, Soutine, les Expressionnistes et les Muralistes mexicains (Rosco, Ribeira, Siqueiros… ) J'ai même envisagé de partir pour le Mexique afin de les rencontrer. J'ai travaillé dans leur esprit, faisant des œuvres très cernées, une peinture socialisée de grand format. Comme eux, j'étais attirée par une peinture politique, sociale…

Par contre, je ne voulais pas "raconter une histoire ", ni aborder franchement un thème politique ; mais montrer les analogies, les ressemblances entre l'homme et l'animal. C'est dans ce but, qu'à chacun de mes séjours en Normandie, j'ai battu la campagne et la lande pour dessiner les paysans au travail et leurs troupeaux. Et que, pendant longtemps, je me suis acharnée à peindre des hommes ressemblant à des animaux ; des hommes dans des attitudes semblables aux leurs… J'ai dessiné beaucoup de personnages assis, habillés, recroquevillés comme des bêtes… Beaucoup de nus...

J'ai gardé en moi l'essentiel de ces orientations ; et je sens de nouveau cette poussée vers une peinture sociale : Pendant mon séjour en Allemagne, j'ai réalisé des œuvres dénonçant la montée des mouvements néo-fascistes. J'étais à Rostock pendant les émeutes, en août 92. Et j'étais en Israël au moment des massacres d'Hébron. En Allemagne, j'ai travaillé d'après des documents photographiques de journalistes. Par contre, en Israël, j'ai réalisé des œuvres d'imagination parce que, dans le petit village où je résidais, nous ne recevions pratiquement pas de presse.

 

J.R: : Vous êtes dessinatrice, aquarelliste et peintre. Dans laquelle de ces trois disciplines vous sentez-vous le plus à l'aise?

M.B. : Pendant les treize années où j'ai travaillé en professionnelle, exposé en divers lieux, participé à des salons, j'ai mené parallèlement ces trois activités. Depuis deux ans, j'ai réalisé quelques huiles, mais surtout des dessins, aquarelles, pastels à l'huile et encres de Chine...

 

J.R. : Ces éléments sont en effet très liés dans vos œuvres : Vous rehaussez souvent le dessin avec de la peinture à l'eau ou à l'huile.

M.B. : Oui, c'est ma démarche essentielle en ce moment, surtout à cause de mes voyages.

 

J.R.: Dans la logique de tout ce qui précède, chacun de vos dessins présente un thème ou un sujet central (personne, usine, oiseau...) autour duquel vous organisez le reste de l'oeuvre.

Jamais vous ne faites un trait net ; vous dessinez une succession de petits coups de p1une ou de pinceau, qui se chevauchent, reviennent, finissent par circonscrire le personnage, l'animal ou le paysage que vous réalisez ; puis vous travaillez les parties additives. Ensuite, vous passez dessus des taches de couleurs claires et douces pour les aquarelles ; vives comme sortant du tube, cohabitant avec des noirs épais pour la toile ; ou encore vives et co1éreusement mélangées… De sorte que l'oeuvre terminée est toujours violente, haute en couleur. Quel est votre rapport à l'Expressionnisme allemand ?

M.B. : J'ai toujours été attirée par les Expressionnistes allemands, en particulier Nolde. Pas trop Egon Schiele que je trouve un peu maniéré, mais Kokoscka, Beckmann qui ne sont pas tout à fait dans la ligne de " Die Brücke ". Je reproche quand même à certains leur facture un peu simpliste.

 

J.R. : Puisque vous êtes tout iuprégn6e de cette ambiance expressionniste (qui, le temps écoulé, est devenue de la "culture"), essayez de définir pourquoi, cinquante ans après, ces artistes ont sur vous une telle influence?

M.B. : J'aime beaucoup leurs couleurs directes, même si, comme vous l'avez évoqué, je fais des combinaisons de couleurs. Mais ils ne sont pas seuls à m'influencer : j'apprécie également l' "expression" chez Goya, la façon dont il a évolué de couleurs claires à des mélanges compliqués : je réalise des œuvres d'un seul jet ; et, inversement, des œuvres très travaillées, très fouillées.

 

J.R. : De ce travail, résultent une palette/aquarelle et une palette/peinture totalement antithétiques, même si, pour le spectateur, il reste évident que les deux sont de la même artiste. Pourquoi agir comme s'il était inéluctable que les couleurs des aquarelles soient douces et celles des peintures violentes ?

M.B. : On m'a souvent fait cette remarque. Mais ce sont, dans mon esprit, des manières totalement différentes, et non antithétiques… Et puis, les couleurs de la peinture à l'eau ne peuvent pas avoir la force de la peinture à l'huile. Je me réjouis donc si ces divergences ne créent, dans l'esprit du spectateur, aucune hésitation quant à leur provenance !

 

J.R. : Passons â vos séjours parmi d'autres artistes. Vous avez été, dans le cadre de la médecine, une syndicaliste très active, très motivée, donc â l'écoute des autres. Pensez-vous que votre militantisme syndical ait suscité votre désir de quitter la solitude de votre atelier (peu d'artistes procèdent ainsi), pour partir rejoindre des groupes de plasticiens ?

M.B. : Je i'ignore. Je suis consciente de n'avoir jamais fait l'effort d'étudier les théories des groupes picturaux célèbres. Je connais mal " Die Brücke ". Et les Muralistes m'ont intéressée comme peintres à démarche socialiste. D'ailleurs, je suis également très attirée par la peinture réaliste socialiste : j'ai admiré les collections des musées de Tirana, toutes ces grandes œuvres qui parlent des ouvriers, et sont en même temps si colorées, si structurées…Mais de là à penser que ma démarche socialiste ait motivé mon travail au sein de groupes d'artistes…

Je crois plutôt que c'est une démarche d'ordre privé, car j'aime les relations personnalisées avec les gens. Ces femmes peintres allemandes sont remarquables, même si leur attitude n'est pas forcément la mienne ! Leur présence a été pour moi très stimulante pendant les deux mois de l'été 92 où nous nous sommes retrouvées à Berlin ; et le mois de l'été 93 où nous étions à Riga. J'ai beaucoup travaillé, même si, comme je l'ai dit tout à l'heure, je n'ai réalisé que des formats relativement petits.

 

J.R. : Eté 92 : Vous êtes donc au sein d'un groupe travaillant à Berlin. Comment fonctionne-t-il?

M.B. : Nous n'étions que des femmes. Ce groupe s'était constitué à l'instigation de Üte Garde qui est une maîtresse femme. Elle a organisé le séjour, s'est occupée de notre hébergement et de notre lieu de travail.

Je l'avais connue à la fin des années 50, lorsque je faisais des gravures chez Friedlander, puis nous nous étions perdues de vue. Plus tard, j'ai participé à une exposition de groupe en Suisse, dans le cadre d'un mouvement de gauche. L'exposition a itinéré, et Üte l'a vue. Elle m'a recontactée pour m'inviter à Berlin. Elle avait, cette fois-là, réuni cinq Allemandes, une Américaine, une Française, moi en l'occurrence et deux Polonaises.

A la fin de notre séjour, nous avons fait une exposition des œuvres réalisées. Il est venu beaucoup de monde au vernissage !

Cette exposition était organisée sous l'égide d'un mouvement féministe très ancien, puisqu'il remonte à la fin du XIXe siècle, le mouvement "Gedok", dont Karine Reich est l'une des responsables. Nous avons payé très peu pour la chambre, et rien pour l'atelier. Toutes les dépenses ont été prises en charge par "Gedok", sauf une participation à l'impression des cartons d'invitations.

Je sais peu de choses sur ce mouvement, si ce n'est qu'il est militant féministe. Mais j'ignore ses orientations précises, car les réunions auxquelles j'ai participé se déroulaient en allemand, et j'avais beaucoup de mal à suivre ce qui s'y disait.

Je crois qu'un catalogue rappellera un jour, notre passage à Berlin.

 

J.R. : Dans quel cadre cette exposition s'est-elle tenue? Et comment a-t-elle été accueillie ?

M.B. : Elle a été faite dans nos ateliers et présentait tous les objets dont nous nous étions servies pendant ces deux mois. Il y a eu un important vernissage auquel le Tout-Berlin a assisté.

L'essentiel des œuvres était sur toile ou sur papier. Quelques-unes, dont Elisabeth Balluff avaient fait des installations qu'elles ont détruites au moment du départ.

 

J.R. : Quelles sont vos impressions sur ce genre d'aventure ?

M.B. : Je suis donc restée deux mois là-bas. L'organisation était très satisfaisante. Chacune de nous avait sa chambre, mais nous mangions ensemble (mal, d'ailleurs, plusieurs participantes étant végétariennes !)Nous disposions chacune d'un immense local, puisque nous étions installées dans d'anciens entrepôts de Berlin-Ouest, voués à la démolition.

Nous regardions beaucoup nos œuvres respectives, nous en discutions longuement. Toute cette vie commune était très intéressante et constructive. Chacune affirmait garder son indépendance créatrice, mais à la fin, quand nos œuvres ont été côte à côte pour l'exposition, nous nous sommes, malgré leurs disparités, interrogées sur les éventuelles influences que nous avions les unes sur les autres ?

Les points négatifs ont été l'absence d'esprit de groupe (au lieu d'insister sur nos "différences", il aurait fallu envisager un travail en commun), et l'apparition de tensions, d'antipathies flagrantes.

Néanmoins, je me suis sentie stimulée par ce travail personnel de longue haleine ; par la possibilité d'aller à travers Berlin explorer de fort intéressantes expositions (le local était situé à côté du Reichstag) ; par une atmosphère studieuse et de camaraderie, même si ces dissensions m'ont un peu laissée sur ma faim.

 

J.R. : Malgré les réserves émises, vous repartez pour Riga : Avec les mêmes personnes ?

M.B. : Non. Le groupe de neuf était devenu groupe de quatre, choisies par Üte. Un de ses cousins, architecte à Riga, nous a prêté son appartement. Nous travaillions dans un bâtiment séculaire, incomplètement restauré faute de capitaux.

J'ai été la seule à travailler comme à l'accoutumée. Les autres ont choisi pour thème " Kunst auf der Koffe ", et elles ont réalisé toutes leurs installations à partir de cette idée de valise.

Nous avons fait le vernissage très tôt : nous avons intéressé toute la jeunesse de Riga. Il y a eu des articles dans les journaux internationaux, parce que nous étions de nationalités différentes. Nous avons eu une masse énorme de presse, de multiples visites ! J'ai même vendu trois œuvres, ce qui m'a fait le plus grand plaisir. Nous avons réalisé une vidéo.

Et puis, pendant mon séjour là-bas, j'ai pu m'intéresser aux mouvements sociaux de Riga, puisque la Lettonie est devenue une oppositionnelle très active à l'ancienne Union.

 

J.R. : Hiver 93 : Dans un cadre un peu différent, vous partez en Israël où vous travaillez pendant plusieurs mois dans un village d'artistes. Comment êtes-vous arrivée là-bas ? Et dans quel état d'esprit ?

M.B.: Comme je l'ai déjà dit, j'étais il y a vingt-neuf ans, allée en Israël. J'étais partie avec un groupe d'artistes israéliens. J'avais fait une exposition à Tel-Aviv. J'étais restée en contact un peu épisodique avec quelques personnes. J'ai eu envie de retourner là-bas, rencontrer les peintres et les sculpteurs qui vivent toujours dans le même village d'artistes.

J'ai effectué un travail nouveau qui a beaucoup intéressé mes visiteurs. Mais, vu les difficultés matérielles que connaissant actuellement les artistes israéliens, et du fait que ce village leur est progressivement retiré, je n'ai pas voulu me mettre en compétition avec eux : je n'ai donc pas exposé mes œuvres à la fin de mon séjour.

 

J.R. : Quels sont vos projets?

M.B. : J'avais projeté d'aller au Vietnam, à la fin de 1994. Mais la plupart des participantes au groupe allemand, ont reculé devant l'éloignement. Seule, Elisabeth Balluff était prête à partir. Alors, la prochaine fois, ce sera peut-être plutôt une gare désaffectée des Pyrénées que l'on nous a proposée… ? Ou bien Francfort ? Je verrai.

Je suis frappée par le fait qu'autrefois, je travaillais surtout à Paris. Mais que, depuis deux ans, l'essentiel de mon travail se fait à l'étranger.

Depuis mon retour, j'ai repris certains paysages ou scènes d'émeutes faites à Berlin, des aquarelles d'Israël, des scènes ou paysages du Mali. Ce qui me tracasse, c'est que je ne vois pas le lien entre toutes ces œuvres. Elles me donnent l'impression d'un échantillonnage. Or, je ne veux surtout pas avoir l'air de réaliser un carnet de voyages !

Alors, en attendant d'avoir trouvé le chaînon manquant, je fais beaucoup de dessins du Jardin du Luxembourg, je reprends des travaux anciens, j'explore…

Cet entretien a été réalisé le 20 juin 1995, à Paris.

VOIR AUSSI " EXPRESSIONNISME ET MILITANTISME DANS L'ŒUVRE DE MUGUETTE BASTIDE PEINTRE ", et "MUGUETTE BASTIDE PEINTRE"Rubrique ART CONTEMPORAIN.

 

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