AGNES BARON, peintre, ET SES PETITS MOMENTS D'EMOTIONS .

Entretien avec Jeanine Rivais.

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Jeanine Rivais : Agnès Baron, nous nous sommes connues lorsque vous étiez photographe. Et autant que je me souvienne, une photographe hyperréaliste, effectuant un travail très précis… Je me souviens de personnages dans des bois… Essayez de nous rappeler comment vous conceviez cette recherche.

Agnès Baron : Je n'étais pas dans des recherches techniques, j'étais à la recherche de détails…

 

J.R. : De la photo, vous êtes passée à la gravure : comment passe-t-on d'une création dont le résultat est toujours un peu aléatoire, même si on domine bien la technique, et vous venez de dire que ce n'était pas votre préoccupation ; à une création qui exige une infinie précision ?

A.B. : En effet. Pour moi, la gravure était la continuité de la photographie. L'une et l'autre, pour moi, consistent à travailler le multiple pour créer l'unique: En photographie, mon but n'a jamais été de faire des tirages multiples de mes négatifs, ni de reproduire à l'identique

 

J.R. : C'est un paradoxe !

A.B. : En fait, cette course à la technique ne m'a jamais passionnée. Et j'ai arrêté la photo quand j'ai commencé à être reconnue comme photographe.

 

J.R. : Quelles sont vos origines, comment vous est venu le besoin de créer, et celui d'être aimée que vous avez évoqué dans une autre conversation ?

A.B. : Je me suis toujours sentie différente, mal aimée.

 

J.R. : Qu'est-ce qui vous donne cette impression ?... Qu'attendiez-vous de la gravure ?

A.B. : Quand je dis que c'était la continuité, c'est à cause, dans les deux cas, du côté magique de ce qui apparaît dans le révélateur. En fait, la gravure est une technique destinée à faire des " multiples ". Mais moi, je faisais des œuvres uniques, pour casser le sens de cette technique.

 

J.R. : C'est donc encore un paradoxe ! Mais alors, pourquoi choisir la gravure, pour n'en reproduire qu'un seul exemplaire.

A.B. : je ne fais pas qu'un exemplaire, j'en fais de petites séries mais tous différents, tous uniques ! Je fais vraiment tout pour que chaque exemplaire soit unique : je travaille l'essuyage, l'encrage, etc.

 

J.R. : Il me semble tout de même que l'esprit de votre travail de gravure soit différent de celui de vos photos : j'ai souvenir de photos très précises, très nettes… Par contre, il me semble que votre travail de gravure est plutôt sur le flou. Il n'y a pas cette concision, cette précision du trait que l'on trouvait dans la photo.

A.B. : je ne sais pas dessiner - d'ailleurs j'en ai toujours ressenti une grande frustration car j'ai toujours voulu être artiste. En gravure, on part du dessin donc chez moi il n'y a souvent qu'un trait assez simple et la sensation du flou vient de l'encre que je laisse à l'essuyage, et la façon dont j'essuie, pour "cacher" la pauvreté de mon dessin.

 

J.R. : Dans quel contexte avez-vous réalisé ces gravures ?

A.B. : J'ai commencé la gravure au cours du soir de l'atelier gravure des Beaux-Arts d'Auxerre. Puis, de l'eau-forte, je suis passée à la linogravure qui me laisse une plus grande liberté, puis à l'acrylique.

 

J.R. : Je me souviens bien de tableaux exposés représentant des potagers, ou plutôt des rangées de carottes et d'oignons, sans aucun contexte ; devant lesquels vous me disiez " Je travaille à l'usine toute la semaine. A longueur de journée, je détache: des bouts de plastique des pièces destinées à l'automobile, que l'on appelle des " carottes ". Faire des rangées de carottes identiques, le plus souvent noires (comme le plastique des "carottes" de l'usine), ou une seule sort du lot, le plus souvent rouge et transformée en personnage ou en croix, c'est pour exorciser ce travail pénible et répétitif ; la carotte rouge qui sort du lot me représente comme un appel à la liberté qui me manque. Quand je rentre chez moi, je me détends dans mon jardin. Et j'ai besoin de peindre ce que j'ai créé d'agréable ". En somme, vous viviez comme un Charlot des temps modernes !

Ce qui m'avait surprise à cette époque-là, c'est qu'il n'y avait néanmoins aucune fantaisie dans ces peintures. Il n'y avait qu'une sorte de discipline, pour compenser cette discipline laborieuse qui vous déplaisait. Tout était placé de façon très rigoureuse, dans ces peintures : les carottes, les oignons étaient parfaitement alignés, etc. Vous ne preniez aucune distance par rapport à ce que vous installiez dans votre jardin… qui reproduisant ce qui se passait à l'usine !

A.B. : Je suis très " carrée ", en fait. Ce qui me plaisait dans la photo, c'était le côté cadre, très organisé. Et je n'arrive pas à me lâcher.

 

J.R. : Que serait pour vous, " vous lâcher " ? Qu'entendez-vous par cette expression ?

A.B. : J'ai trop la frustration d'être autodidacte et de ne pas savoir dessiner. J'ai le complexe de l'autodidacte.

 

J.R. : Mais la plupart des artistes de l'Art singulier que vous aimez sont autodidacte. Le propre de leur création est même d'exprimer leur moi profond sans se préoccuper de leurs maladresses.

Il n'y a pas à avoir de complexes. L'avantage de toute cette marginalité de laquelle vous êtes en train de vous rapprocher, c'est d'accepter de créer sans technique. D'ailleurs, les premiers créateurs, à l'origine de cette mouvance, et que l'on a classés dans l'Art brut, n'avaient jamais appris à dessiner ou à sculpter. Simplement, pour eux, c'était un problème de survie. Cependant, leur spontanéité, leur besoin de peindre, véhiculaient souvent de lourdes psychologies.

C'est à cette spontanéité que vous voudriez en venir ?

A.B. : D'un côté, j'aimerais peindre sans m'inclure dans aucune chapelle. D'un autre, j'ai cette frustration de ne pas savoir bien dessiner.

 

J.R. : Par ailleurs, pour vous qui semblez être une angoissée, une écorchée vive, ce doit être rassurant, de peindre ainsi, de façon aussi structurée ?

A.B. : Oui, peut-être ? En tout cas, je suis toujours très embêtée, lorsque quelqu'un me demande pourquoi je peins ce que je peins !

En fait, je me sens toujours dans la contradiction.

 

J.R. : Regardons un moment vos œuvres plus anciennes.

A.B. : A l'époque où je peignais ces toiles, je faisais beaucoup de croix. Tout le monde me demandait pourquoi, et cela m'embêtait beaucoup.

 

J.R. : Mais quel sens donniez-vous à ces croix ? Avaient-elles un sens religieux ?

A.B. : Non. Il s'agissait de l'expression " porter sa croix ". C'était " mon chemin de croix ".

 

J.R. : En somme, toute la création de vos débuts était une reproduction sur le papier de votre mal-être dans la vie ?

A.B. : Oui, c'est tout à fait cela. C'était très autobiographique.

Je travaillais en effet beaucoup sur le papier, que je préférais de loin à la toile.

 

J.R. : Certains de vos personnages enferment une psychanalyse qui me bouleverse : en particulier celui qui est noir, comme un non-être, une non-existence, alors que son double qui est placé à l'arrière et en toute logique devrait, lui, être noir, se retrouve en blanc.

Il rejoint d'ailleurs un autre personnage en noir, sur un fond non signifiant, complètement neutre, auquel vous avez mis une tête de mort blanche, et qui est le type même du personnage qui n'en peut plus !

A.B. : Je n'ai pas d'explication, sinon mon absence de technique ?

 

J.R. : Mais peut-être aussi étiez-vous prise à parti par votre manque d'imagination qui vous fait strictement coller à la réalité, alors que vous auriez voulu mettre vos tripes sur la toile ?

A.B. : Tant que je mettais des croix partout, je ne ressentais pas ce manque. Mais quand je les ai enlevées, je n'avais pas assez d'imagination pour compenser. Alors, je reproduisais ce que je connaissais.

 

J.R. : En somme, tout le début de votre création a été basé sur deux expressions : " porter sa croix " et " détacher des carottes " ?

A.B. : Pas en même temps, tout de même ! D'abord il y a eu la période des croix, puis celle des carottes !

 

J.R. : Je trouve amusant, malgré la dramaturgie qu'elles impliquent, de pouvoir, par deux expressions, résumer toute une œuvre !

A.B. : Oui, elles résument mon œuvre, mais elles m'ont permis d'exorciser tout ce qui, pour moi, ne tournait pas rond, du fait de ma personnalité.

 

J.R. : Venons-en maintenant à vos rangées de carottes : alors que vous avez des alignements obsessionnels de carottes noires, par endroits vous en glissez une rouge avec une tête humaine à la place des fanes !

A.B. : Oui, c'est moi que je représente alors. Moi à l'usine. Ou bien, c'est l'Afrique pour qui j'ai de profonds soucis.

 

J.R. : Mais pourquoi, lorsqu'il " s'agit de vous ", ces carottes sont-elles rouges ?

A.B. : La plupart des " carottes " que je dégageais étaient noires. Alors, me peindre en rouge était une façon de me sortir du moule. D'ailleurs, celles qui me représentent ne sont jamais alignées. Travailler à la chaîne dans une usine crée chez la plupart des gens, un immense besoin de liberté. En fait, de tout temps, il se passe pour moi la même chose : quand je fais des personnages noirs, je me sens parfaitement bien, mais les gens les trouvent morbides ; alors que lorsque je les fais en couleurs, c'est que je vais vraiment mal, mais alors tout le monde les trouve drôles !

 

J.R. : Venons-en maintenant à vos " Nénettes ". Les concernant, se posent immédiatement deux questions : comment passe-t-on ainsi du noir à la couleur ? Et pourquoi des " Nénettes " ?

A.B. : En photo, je n'ai jamais réussi à faire des personnages. J'ai depuis toujours un problème relationnel, je suis très solitaire, je n'ai pas besoin de beaucoup de monde autour de moi. En peinture, j'ai réussi à faire des personnages que je n'arrivais pas à photographier….

 

J.R. : Cela vous a-t-il cependant posé problème, de passer d'un visage (photographié) qui aurait été très proche de la réalité, à un visage fantasmé, même si lui aussi s'en approche?

A.B. : Non. Je ne voulais surtout pas faire des portraits qui ressembleraient à des photos.

 

J.R. : Et pourquoi des " Nénettes " ?

A.B. : En fait, je ne sais pas faire des garçons, parce que je n'arrive pas à faire leurs cheveux. Et puis cela ne me convient pas. Au début, je faisais des sortes de rois, mais toujours sans cheveux.

Quant au mot " nénettes ",: c'est mon amie qui les a appelées ainsi, et je me suis appropriée ce nom.

 

J.R. : Cela paraît banal de dire que ces têtes présentent un caractère obsessionnel, mais que les corps ne vous intéressent pas ? Pourquoi cette série de têtes sans corps ? Ce sont, en fait, des photos d'identités ?

A.B. : Oui. A la limite, pour moi, ce ne serait même pas la tête qui m'intéresse, ce serait seulement les yeux, l'âme… L'âme que je voudrais exprimer à l'inverse de la réalité où je ne me montre pas du tout. Ce qui m'intéresse, dans les rencontres en général, ce sont les gens qui vont immédiatement au-delà de la première impression, qui cherchent à l'intérieur. Ceux qui s'arrêtent à l'extérieur ne m'intéressent pas. Je pourrais ne faire que les yeux. Je ne regarde qu'eux dans mes Nénettes. Et je suis toujours furieuse contre ceux qui " trouvent ça rigolo " !

 

J.R. : il faudrait que vous expliquiez, pourquoi tous ces yeux sont en amande, à la manière des yeux asiatiques ? Et puis, je les trouve petits par rapport au volume du visage.

Ceci dit, quand quelqu'un vous dit que " c'est rigolo ", je ne pense pas qu'il veut dire que chaque visage soit rigolo. Ce qui donne cette impression, c'est le côté répétitif des têtes, l'obsession de ces têtes.

A.B. : Non, parce que je ne les expose pas forcément dans une association géométrique. Il m'arrive de les présenter individuellement. Ce serait peut-être plutôt le caractère très coloré qui donne à ces gens cette impression.

 

J.R. : Vos nénettes sont toutes très fardées, les sourcils épilés, les yeux maquillés. Même celle d'entre elles dont le faciès est particulièrement dur, et les lèvres pincées, est très fardée : Quelle que soit la personnalité qu'elles reflètent, elles sont donc toutes coquettes ?

A.B. : Je ne sais pas que répondre !

 

J.R. : Les cheveux : Vous dites, " je ne sais pas faire les cheveux ". Cependant, ils sont complètement diversifiés d'une tête à l'autre. La tendance serait peut-être de les faire peu épais, collés aux joues, raides et retournés aux bouts, comme naguère chez les jeunes filles qui se faisaient des bouclettes avant d'aller danser. Si leur corps était là, le spectateur saurait à quelle sorte de représentation elles s'apprêtent à partir. En fait, ce sont les cheveux qui leur donnent ce côté gourmé, peu expansif. Etes-vous d'accord avec cette impression ?...

A.B. : Oui et elles sont autobiographiques de ce que je vis au moment où je les fais, donc elle peuvent me représenter avec mon chat par exemple, ou représenter la femme d'Obama le jour des élections, Soeur Emmanuelle le jour de son enterrement....

 

J.R. : Mais on peut se retrouver aussi bien dans son opposé que dans son calque ! Un portrait n'est pas forcément une copie conforme, et cependant on peut s'y retrouver. Je vois bien, par exemple, qu'aucune n'a de lunettes, alors que vous en portez…

A.B. : Mais je crois que c'est parce que je ne sais pas dessiner, que les yeux sont presque toujours semblables.

 

J.R. : Ne vous mettez pas sur la défensive ! Ce que je trouve intéressant dans votre création, c'est justement ce caractère répétitif, obsessionnel. Cet était d'esprit vous ramène près des artistes d'art brut ou d'artistes singuliers qui travaillent sur ce même principe !

En même temps, si je les prends une par une, je vois que chacune a sa personnalité : celle qui a un chignon à l'ancienne, celle qui a une voilette, celle qui a le front complètement dégarni, etc… Ces détails anatomiques font penser que l'une est sans toute " rétro ", l'autre a un côté masculin dû à sa calvitie, etc.

Si vous pensez vous retrouver en chacune d'elles, on peut alors conclure que chacune représente un petit moment de vie … un flash… un moment où vous avez envie d'être coquette, gentille, dure, de vous laisser aller, vous montrer en bigoudis… On pourrait dire alors, je le répète, que ce sont des petits moments de vie. Est-ce que cette définition vous conviendrait ?

A.B. : Non. Pas des moments de vie. Des moments correspondant à des choses qui se passent dans ma vie : l'élection d'Obama, la mort de mon chat, etc.

 

J.R. : On pourrait donc plutôt dire : des moments d'émotions ?

A.B. : Oui. En fait, cette création actuelle me convient tellement que lorsque je me plonge dans mes Nénettes, je ne pense plus qu'à elles. Ce sont les seuls moments où j'arrive à ne pas penser au quotidien, à m'abstraire totalement de la réalité. C'est pour cela qu'elles ont aussi ce côté " série " : il représente les moments où des idées différentes se bousculent dans ma tête.

 

J.R. : J'en reviens à l'une d'elles qui m'a surprise parce que je la considérais comme un homme. Vous m'assurez que non, que c'est bien une femme. Mais si je regarde son crâne complètement dégarni, ce que l'on ne voit jamais que sur de très vieilles femmes, je crois difficilement qu'il puisse s'agir de l'une d'elles. Par ailleurs, son visage est très coloré, noirci comme par une barbe… Si ce n'est pas un homme, ce pourrait être un masque africain. Cela me semble totalement impossible de la considérer comme un personnage féminin. D'ailleurs, sur le tableau à côté, je pense à un masque kabuki,

A.B. : Oui, celui-là est très asiatique. Dans cette série, elles sont très cosmopolites. A vrai dire, j'ai essayé de faire des hommes, mais cela ne crée chez moi, aucune émotion.

 

J.R. : En fait, c'est donc un accident de la nature quand un élément incontestablement masculin se glisse au milieu de toutes ces Nénettes ?

A.B. : Oui, on peut le dire ainsi. Même dans ma série de " portraits ", c'est-à-dire quand je ne peins pas des Nénettes, à aucun moment je ne commence volontairement le portrait d'un homme !

 

J.R. : Pratiquement toutes vos Nénettes " emplissent " le tableau : elles ne sont jamais devant un fond signifiant. Pourtant, près de l'une d'elles, vous avez placé une girafe, et sur sa tête un plateau. Pourquoi celle-ci a-t-elle une amorce de contexte ?

A.B. : Dans les premières séries, je m'étais donné des règles : toujours avoir, en haut, un morceau de: linogravure). Maintenant, je ne me donne plus cette règle. Mais quand j'ai de la place, je rajoute des éléments pour remplir le cadre !!!!

 

J.R. : Quand vous faites vos Nénettes, vous les concevez individuellement, puisqu'elles ne se ressemblent pas. Quel sens faut-il alors donner au fait que vous les présentiez collectivement, puisque souvent, vous constituez des ensembles de neuf ?

A.B. : C'est le côté grégaire qui m'intéresse, l'humain dans son universalité. J'en ai couvert le mur en face de mon lit. Elles me tiennent compagnie.

 

J.R. : Vous voulez dire que, puisque vous avez peur des gens, vos Nénettes prennent leur place ?

A.B. : Oui, c'est exactement cela. Je vois toutes sortes de choses à travers leurs yeux. En fait, je les regarde comme j'aimerais que les gens me regardent ! Du moins les gens qui choisissent de me regarder de l'intérieur !

Entretien réalisé à Courson-les-Carrières (Yonne), le 25 mars 2009.

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