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Ils
sont là, côte à côte, leurs gros yeux ronds
fixés sur le spectateur. Est-ce l'instinct grégaire qui
les place ainsi de façon tellement dense ? Sont-ils,
néanmoins, si égocentriques qu'aucune place n'est
dévolue à d'autres, dans leur cadre ? Sont-ils de purs
esprits, que nulle connotation sociale, géographique,
temporelle
ne permette de les situer, d'imaginer pour eux la
moindre vie hors de ce cadre ; ni entre eux la moindre relation ?
Sont-ils tous égaux, puisque aucune perspective ne
suggère que certains pourraient être plus " importants "
que d'autres ; qu'il puisse y avoir des dominants et des
dominés ?
Ont-ils le sentiment d'être universels,
que leur regard sur leur vis-à-vis de chair et d'os soit
tellement direct, presque provocateur ? Sont-ils, en somme, les mille
facettes subjectives d'un unique individu qui serait, pourquoi pas,
leur géniteur : Anto et ses multiformes (mais combien "
similaires ") alter ego ?
Quelle que soit la réponse, clef de voûte de cette iconographie, ces petits êtres sont presque toujours dépourvus de corps. Comme si, pour le peintre, seules comptaient les têtes ; ce qui expliquerait pourquoi elles sont toutes solidement posées sur une amorce de cou. Conçues, en dépit de tous les questionnements, avec tant de certitude, que chacune est chantournée sans hésitation d'un unique trait de pinceau ; sans qu'il soit possible d'en déterminer le point de départ : arrondissant ou rentrant l'ovale des joues ; ondulant les chevelures, crénelant les cols se détournant parfois -rarement- pour des oreilles, comme si le visage en gestation devait naître centré sur lui-même, n'avoir pas vocation à " écouter " l'extérieur (ce que contredisent les yeux, d'où un paradoxe a priori). Et puis, presque rien, sauf les yeux, justement, qui leur mangent la figure Un nez, épaté, filiforme, en V, en triangle inachevé, quasi-réaliste parfois Et la bouche dont les jeux de formes (en croissant dressé ou tombant, vermiculé, en colimaçon ) leur confèrent à l'infini des nuances d'humeurs et de caractères, allant de joies menues à de grandes tristesses, à des peurs peut-être, de l'amour sans doute dubitatives souvent, autoritaires ou bon enfant... Car il s'agit chaque fois pour Anto, avec ces traits rudimentaires, cette grande spontanéité ; cette discrétion et cette immutabilité absolues ; cette absence radicale d'effets spectaculaires ou fictifs, de rendre perceptibles à l'instant, leurs états psychologiques.
Mais alors, ces personnages/têtes ne sont-ils que d'apparence ? Ce serait mal connaître l'artiste et sa réflexion sur l'Homme. Et il revient au visiteur de découvrir pas à pas, les infimes symboles qui se cachent derrière cette apparente répétitivité : Puisque, par exemple, ses personnages sont dépourvus de troncs, l'absence subséquente de jambes les empêche d' " aller vers ". Puisque la plupart d'entre eux sont dépourvus de bras, il leur est impossible d'appréhender le monde extérieur. Puisqu'ils sont asexués, ils n'ont pas besoin de partenaires Ils restent donc là, statiques, chacun explorant son monde intérieur. Côte à côte, mais pas " ensemble ".
Pourtant, s'ils ne débordent jamais leurs frontières géographiques, certains individus amorcent de timides transgressions, se poussant sur le côté pour admettre un petit être en pied (tiens, le corps serait donc présent, parfois !) Ceux, très rares, dotés de mains tentent, de leurs trois doigts de communiquer avec leurs possibles voisins. Trois doigts éminemment symboliques : l'un, à la manière d'un pouce, est ramené vers le visage, comme pour se désigner, attester qu'il a conscience d'être vivant ; l'autre, tel un auriculaire, semble tendu vers un " ciel " -son ciel ?- ; et le majeur est levé, raide, prophétique, refaisant le geste tutélaire de ceux qui " savent ". Tous trois formant donc une sorte de langage dûment organisé pour expliquer au spectateur l'erreur commise en pensant que les personnages d'Anto n'étaient qu'introvertis. Que le paradoxe généré par les yeux est bien réel, et qu'en fait ils ont " besoin " du passage que l'artiste leur ouvre de temps à autre !
Car le peintre dépasse parfois ce carcan monolithique, comme si explosaient alors ses propres nostalgies et ses angoisses, son besoin de participer du monde, s'inquiéter du quotidien de sa planète. Il glisse alors ici un canard, là un chien, une fleur, la lune une terre craquelée parce qu'assoiffée, un ciel sulfureux pour " dire " à sa manière que le danger est bien là ... Pourtant, nul militantisme ne vient ouvertement rompre son expression aussi littéraire que picturale. Seule, la poésie née de l'expression sans hiatus du " vécu " du peintre et de son " dit ", exprime les états psychologiques de cet artiste chez qui le besoin viscéral, la volonté de peindre s'accrochent à ses personnages comme à des bouées libératrices. Tout cela, rendu en lourdes strates contiguës, en surépaisseurs de pigments couleurs de terre, mêlés à des verts livides et des bleu ardoise délavés, qui sont autant de contrepoids et de contrepoints à son mal-être existentiel.
Jeanine Rivais.