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Qui est donc cette femme à qui s'adresse l'auteur ? (Il s'agit bien de lui, puisqu'il dit " je " tout au long de l'ouvrage) De prime abord, le lecteur pense qu'il peut s'agir de son épouse ou d'une maîtresse, aimée et disparue ; qui lui manque infiniment et à qui il va raconter " ce qui s'est passé " depuis qu'elle est " absente " . Mais, au fil des pages, ce lecteur se rend compte qu'il s'agit en fait de sa mère décédée ; que " douze ans sont le temps de l'absence ". Cet ouvrage marque donc le temps de la mémoire, des souvenirs bons ou mauvais, personnels ou vécus à l'échelle du monde : ce que " tu " n'a pas vu, pas su, pas lu. A travers ce long monologue, " tu " va envahir le roman, en devenir le personnage principal. Tout part d'une " rencontre " imaginaire de l'auteur avec sa mère, " dans le restaurant Démocrite ". Enfant, adolescent, adulte enfin, Alexis avait eu avec elle de longues conversations. Alors, pourquoi les interrompre ? Familièrement, tendrement, gaiement ou avec mélancolie, Alexis devenu sexagénaire raconte pêle-mêle, au fil de ses réminiscences ou des évènements nouveaux, le putsch des colonels ; l'éclipse de 1999 ; le fait que les cardinaux interprètent les paroles du pape devenues incompréhensibles, comme le faisaient à Delphes les oracles de la Pythie ; les pièces mises en scène par son père avec lequel apparemment ni lui ni sa mère n'ont jamais eu d'intimité (il dit " mon père ", " ton mari " " Tu ne voyais pas mon père plus souvent que par le passé "). Il en vient à des éléments plus personnels, à ses livres parus depuis la mort de sa mère, à son entourage immédiat : " Sur le mur de gauche, j'ai accroché la photo de mon père. Juste en dessous, il y a une étagère que tu reconnaîtrais tout de suite ". Il s'attarde sur une fissure du ciment, sur une tache du crépi gonflé d'humidité et dont sa mère trouvait qu'elle ressemblait " à une robe de mariée anglaise ", sur mille petits riens qui ont fait l'objet de remarques répétées entre mère et fils, d'amusements bénins
Pieds nus dans sa maison de Tinos, Alexis Vassilis parle de la " découverte " de deux paquets de lettres : celles qu'étudiant, il avait adressées à sa mère et qu'elle lui a rendues un jour, après les avoir classées par années. Devenu un écrivain célèbre, il trouve ces lettres qui ont couvert cinq années de leur vie à distance, " non seulement déprimantes, (mais) en plus mal écrites, télégrammes bavards " qu'il décide de jeter car " ses enfants en hériteraient tôt ou tard et ne sauraient pas quoi en faire ". Il estime peu élégant de les charger de son passé. Mais leur relecture sera l'occasion de se remémorer tout ce qui a fait partie de sa vie filiale et estudiantine pendant plusieurs décennies. Redire son bonheur d'avoir pu garder la maison familiale. Surtout, elles seront l'occasion d'en venir à leur amour commun des mots (thème qui revient dans tous les ouvrages de l'auteur, de " La langue maternelle " aux " Mots étrangers ") ; aux problèmes de la langue ; aux correspondances et aux dissonances entre la langue grecque et la langue française ; à l'impossibilité pour lui de préférer l'une à l'autre ; à sa colère lorsque la Présidente du Comité olympique prononce en anglais le discours d'ouverture des Jeux d'Athènes et prive ainsi cette " langue si peu connue, de la chance exceptionnelle d'effectuer en un instant le tour du monde "
Le lecteur comprend la grande admiration et la complicité de l'auteur avec sa mère : d'origine turque très pauvre, émigrée, elle n'a jamais pu faire d'études. Longtemps dépourvue d'argent (les recettes du mari la plupart du temps absent, parvenant tout juste à payer les mises en scène), elle a passionnément écouté les émissions culturelles sur son modeste transistor. Peu à peu (il est en filigrane évident que l'auteur l'a financièrement aidée) elle a pu visiter des expositions, assister à des concerts, des pièces de théâtre Ce " manque " originel de culture, cet attachement passionné à la langue grecque expliquent sans doute qu'elle ait été, au temps des études de son fils plus indulgente pour (ses) plaisanteries aux dépens des popes que pour (ses) fautes d'orthographe ". Il " sait ", il " suppose ", il " s'exclame ", il " s'interroge " sur ceci ou cela sur l'explication qu'elle aurait donnée du fait qu'à son exposition de dessins humoristiques, il n'ait pu en créer que quarante-neuf et été incapable de trouver un thème pour le cinquantième sur ce qu'elle penserait des dernières inventions, en particulier la folie du téléphone portable qui, plus que le fixe a supprimé l'écriture et fait que " les mauvaises nouvelles peuvent désormais nous surprendre à n'importe quel moment, alors que nous prenons un bain de soleil ou que nous traversons en plein midi, l'avenue de l'Académie " Et toujours, obsédantes, reviennent les îles grecques, son amour pour leur beauté, ses regrets liés à la " modernisation " qui les couvre de béton ; les faux semblants qui font que, derrière les splendides constructions, " les canalisations d'évacuation des eaux usées sont dans un état si lamentable que les commerçants aspergent les rues d'eau de Cologne pour chasser les mauvaises odeurs ! "
Ainsi conçu, de confidences en constats, de regrets en espérances, vivants, humoristiques, drôles ou tragiques, ce roman peut être considéré comme un cours d'histoire, personnelle ou générale, adressée à l'absente omniprésente. Mais au-delà du souvenir, Vassilis Alexakis médite sur ses thèmes privilégiés : les origines, le dépaysement, l'insertion, la pluri-culture. Et les mots. La nécessité de sertir les mots jusqu'à la certitude de n'employer que les plus justes. (D'où l'image récurrente des mots croisés, symboles de l'adéquation parfaite entre la définition et le mot). Cette avancée du vivant vers la morte devient si profonde, qu'au dernier chapitre l'auteur lui apprend que son mari est mort. Enfin, il lui prête un " droit de réponse ". Entre petits riens qu'elle avait gardés par devers elle, comme des mystères, la mère reprend les idées développées par son fils, pour lui démontrer que toutes appartiennent au passé. Et elle conclut sagement " Je crois que tu devrais m'oublier à présent. Pas complètement bien sûr. Mais (que tu te souviennes de moi) sans en avoir conscience ". Ce qui amène l'auteur, en une grande envolée lyrique, à citer en conclusion un poète indien, Ayappa Paniker, qu'une femme infidèle avait quitté en lui disant : " Il faut m'oublier " ; et qui avait répondu d'une voix éteinte : " Je t'oublierai tous les jours ".
Jeanine Rivais.
" Je t'oublierai tous les jours " : Vassilis Alexakis. Editions Stock. 285 pages. 19 €